Cesaria Evora : Chanteuse à voie
Musique

Cesaria Evora : Chanteuse à voie

Pour son huitième album, CESARIA EVORA, l’anti-star aux pieds nus, s’offre une nouvelle rencontre avec la crème des musiciens capverdiens, cubains et brésiliens, en plus de napper ses musiques de cordes et de cuivres. La saudade en robe de bal.

Un père violoniste, un proche parent compositeur de morna et, surtout, une voix exceptionnelle. Le chemin de Cesaria Evora semblait tout tracé. Mais dans le petit archipel du Cap-Vert – une dizaine d’îles semi-désertiques sises non loin du Sénégal – les chemins sont parfois bien tortueux.

Papa meurt alors que la petite Cesaria a à peine sept ans. Maman, qui en a plein les bras, la confie à l’orphelinat. La jeune fille grandit et fait la rencontre d’Edouardo, un marin, son premier amour. Il est de ceux qui éveillent son immense talent à l’art de la morna, ce blues océanique où s’entremêlent grâce et mélancolie. Prenant conscience de ses capacités d’interprète, Cesaria fait bientôt la tournée des pianos-bars de Mindelo, sa ville natale, enregistre quelques simples et devient une petite vedette au sein de l’archipel. Mais hormis les quelques verres et escudos qu’on lui donne volontiers, son métier lui rapporte bien peu. Si peu qu’elle abandonne tout au milieu des années 70, alors que le "Petit Pays" obtient son indépendance.

Dix ans filent ainsi avant qu’elle soit invitée à Lisbonne par une association de femmes en vue d’un concert et de l’enregistrement d’un album. C’est là qu’elle fait la rencontre d’un jeune aiguilleur français d’origine capverdienne, José Da Silva, qui deviendra son producteur. Le reste fait histoire: huit albums, une nomination aux Grammy Awards et la reconnaissance des plus grandes vedettes, parmi lesquelles Madonna et Erika Badu. Une petite histoire qui prend l’allure d’un véritable conte pour l’observateur, mais qui est on ne peut plus réelle pour la principale intéressée: "Je ne crois pas aux rêves, indique-t-elle. Je suis plutôt quelqu’un qui vit au jour le jour, qui vit en voyant les choses venir et je crois qu’il y a des choses qui sont réelles et présentes."

Petit pays, grande chanteuse
Au bout du fil, la voix de Cesaria Evora est lointaine. Ce n’est pas elle qui tient le combiné, mais bien son gérant, qui fait office d’interprète. On comprendra qu’à la veille de la soixantaine, le succès a beau l’avoir visitée, la chanteuse ne tient pas à apprendre d’autres langues que son créole du Cap-Vert, guère plus qu’elle ne tient à changer ses vieilles habitudes. "J’ai maintenant une voiture, mais je me promène pieds nus partout, même dans ma voiture!" rigole-t-elle. Et si elle a renoncé à la dive bouteille depuis un petit moment déjà, la cigarette, elle, l’accompagne encore et toujours sur scène, peut-être question de recréer l’atmosphère des pianos-bars qu’elle a jadis écumés. "Je fume énormément, deux paquets par jour, raconte-t-elle, avec le même rire. J’ai quand même diminué, avant c’était trois. Mais ça fait tellement longtemps que je fume que ça fait partie de ma voix, je n’ai donc pas peur de l’abîmer!"

Au fil des ans, rien ne semble avoir changé chez Cesaria Evora. On y retrouve toujours cette simplicité et cette bonhomie qui la rend si attachante. Or musicalement, il en va tout autrement: Miss Perfumado peut en effet se targuer, grâce aux précieux conseils de son producteur, d’éviter de faire du surplace, et en ce sens, de parvenir à se distancier des vagues de popularité qui font de plus en plus de la world un produit aussi commercial et périssable que la pop. Ainsi, celle qui nous offrait des mornas et des coladeras – le pendant joyeux des mornas – dans un emballage moderne à la fin des années 80, en dosant sonorités électriques et acoustiques, a peu à peu fait un retour à un univers plus traditionnel durant la décennie suivante, pour enfin se lancer dans une grande rencontre avec la musique des cousins et des cousines de Cuba et du Brésil en 1999. Ce cheminement musical, Cize, comme la surnomment ses amis, l’explique fort modestement: "Ce n’est pas tellement que ce soit voulu. C’est tout simplement parce que j’adore collaborer avec d’autres personnes, avec d’autres artistes afin de connaître les cultures. Mais il reste que ce que je chante et ce que je retransmets en premier lieu, c’est ma musique, la musique capverdienne. Maintenant, c’est vrai que je chante en espagnol ou en brésilien parce que c’est une langue qui vient du Portugal, car comme nous, les Brésiliens ont été colonisés par les Portugais."

L’heure des métissages
Café Atlantico, la première rencontre discographique entre Cesaria, musiciens et musique du Cap-Vert, de Cuba et du Brésil ayant été une grande réussite, la chanteuse n’a pas hésité à renouveler l’expérience. Sur son nouvel album, São Vicente Da Longe, c’est pas moins d’une soixantaine de musiciens qui se sont réunis pour donner vie à son répertoire. Parmi ceux-ci, une pléiade d’invités de marque: Pedro Guerra, l’Orquestra Aragon, le pianiste virtuose cubain Chucho Vadés et même la chanteuse américaine Bonnie Raitt, qui s’est prêtée à un duo virtuel, les deux chanteuses ne pouvant se rencontrer autrement qu’en faisant voyager les rubans.

Puisant tant dans les oeuvres de ses compositeurs fétiches, les B. Leza, Manuel de Novas ou Ti-Goy, que dans le répertoire brésilien, la chanteuse poursuit ainsi le métissage amorcé sur l’album précédent tout en y ajoutant une importante section de cordes et de cuivres. C’est dorénavant avec cette instrumentation – un orchestre de 14 musiciens – que la chanteuse se propose de tourner. "Mon groupe est plus riche en personnes et en instruments, mais notre relation demeure excellente, sur scène comme en studio, parce que j’ai essentiellement les mêmes musiciens et j’ai toujours travaillé avec des Capverdiens, explique la chanteuse. Pour moi, c’est une grande famille." Et Cize, en bonne Mama Diva, s’empresse de les nommer un à un par leur surnom, en insistant pour dire combien chacun d’eux est important…

Sur São Vicente Di Longe, Cesaria Evora se fait aussi auteure pour la première fois. Après toutes ces années à jouer les interprètes, elle se surprend à entonner Ponta de Fi, une pièce où tout est à demi-mot, qu’elle a écrite bien malgré elle: "L’histoire de cette chanson est un peu spéciale, parce que avant toute chose je ne suis pas auteure, raconte-t-elle. C’est un moment de colère que j’ai eu parce que j’avais prêté ma voiture à un ami. Je lui avais dit de me la ramener à une heure précise parce que j’en avais besoin pour faire des courses et il n’est pas revenu, alors je me suis mise à m’énerver, à crier, à dire des choses, et j’avais un autre ami qui était chez moi à ce moment-là et qui prenait note de tout ce que j’étais en train de dire, sans que je m’en aperçoive. Quand je me suis calmée, il m’a regardée et il m’a dit: "J’ai écrit tout ce que tu disais, tu veux qu’on en fasse une musique?" J’ai dit: "Ce sera maintenant!" On a rayé tout ce qu’il y avait de mauvais et de trop corsé et on en a fait une chanson!"

São Vicente, de près
Multimillionnaire du disque reconnue du Japon à la Norvège en passant par les États-Unis, ambassadrice du Cap-Vert décorée, un peu à son corps défendant, par ce Portugal qui l’avait jadis dénigrée et envers lequel elle demeure méfiante, Cesaria Evora est plus souvent qu’à son tour loin de sa petite île natale. Or, bien qu’elle prenne goût à la vie de globe-trotter, elle ne peut s’empêcher de revenir à São Vicente et sur ces terres arides qui ont forcé tant de ses habitants à l’exil. La maison qu’elle s’y est achetée est un petit havre de bonheur où elle accueille une foule de gens autour d’un catchupa, le plat traditionnel du pays.

On comprendra donc que si sa nouvelle galette s’intitule "São Vicente vu de loin", ce n’est pas du tout parce que Cesaria s’éloigne de son île natale, mais bien parce que même à distance, le lieu demeure toujours aussi présent en elle. En tournée, la morna prend ainsi tout son sens: "C’est une mélancolie du fait que c’est une chanson qui transmet tout ce qui s’est passé dans le passé ou le moment présent, explique la chanteuse. Ça retrace un peu le quotidien des Capverdiens. Mais les Capverdiens ne forment pas du tout un peuple triste ou mélancolique, ce n’est qu’une façon de s’exprimer qui raconte notre histoire."

Véritable exutoire à travers lequel la détresse est exprimée, la morna, ce genre mineur devenu soudainement majeur, demeure profondément empreint d’espoir. L’espoir qu’un jour, sur les terres sèches de l’archipel, viendra, un peu comme dans la maison de Cesaria, ce qu’on n’attend plus: "Qui aperçoit São Vicente/Au loin/Ne peut imaginer/Les tourments que l’on/Endure […] Notre-Dame de lumière/Veille sur nous/Le Seigneur São Vicente/Est notre guide/Nous avons la foi d’être/Sauvés un jour."

Le 26 juin
À la salle Albert-Rousseau
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