

Chloé Sainte-Marie : Larmes de fond
Deux ans après la sortie de Je pleure, tu pleures, CHLOÉ SAINTE-MARIE mesure l’incidence qu’a eue cet album sur sa propre personnalité et sur l’opinion du public à son endroit. Revenant rapidement sur la genèse de ce projet, elle parle de sa relation avec Gilles Carle, de ses blessures d’orgueil et de la fin d’une époque. Droit au coeur.
David Desjardins
Photo : Erick Labbé
La désinvolture de Chloé Sainte-Marie dissimule un malaise. Les apparences sont aussi trompeuses que le prétend ce vieil adage que la comédienne et chanteuse incarne. Son air frondeur, sa démarche nerveuse, son sourire et ses yeux pétillants masquent en fait une grande tendresse, les cicatrices des déchirures et la langueur d’une âme d’écorchée.
À des lieues du personnage extraverti de certains films de son conjoint Gilles Carle, la Chloé Sainte-Marie que dévoilait son deuxième album est mélancolique, sa voix traînante et limpide générant une infinie tristesse, un mal de vivre. "C’est une mise à nu de l’âme", acquiesce-t-elle, comprenant très bien que l’allusion flirte avec la boutade, faisant référence à ses antécédents sur lesquels elle reviendra, sans pudeur.
Genèse d’un sanglot
"Ça fait presque trois ans qu’on a eu l’idée", raconte-t-elle, emmitouflée dans plusieurs pulls afin de parer aux courants d’air qui ne refroidissent en rien l’ambiance chaleureuse de l’entretien. "J’ai dit à Gilles que j’avais le goût de faire un album, mais je voulais que celui-là me plaise parce que j’ai renié le premier que j’avais fait… Et dans ma vie, confie-t-elle, je passais à travers des moments difficiles. J’avais vraiment besoin de m’exprimer et tu peux le faire beaucoup plus librement en chansons qu’au cinéma."
Dès lors, Gilles Carle lui écrit To be or not to be la vie, un appel nostalgique à la disparition d’une langue française de plus en plus anglicisée, bâtarde. Une constatation qui en recèle une autre: "Je pense que c’est d’abord un constat de l’état de la langue, explique-t-elle, mais c’est lui aussi. Il se décompose, il se perd, il se fuit. Gilles a la maladie de Parkinson, il souffre, il vieillit, il perd ses moyens. Il fait le parallèle entre l’individu et la langue."
"Je cherche mes mots au bord de l’abîme
Je me vide de tout
Je m’accroche à un clou
J’implore le destin
Belle langue sans fin
Sans pareille tu nous rends fous
Langue d’enfant de chienne
Il ne me reste que toi"
– To be or not to be la vie
Et c’est au moyen de cette première pièce que Chloé Sainte-Marie convainc les autres artisans de Je pleure, tu pleures d’embarquer. "Quand je l’ai fait écouter à Denise Boucher [qui signe plusieurs textes de l’album], elle a pleuré", raconte la chanteuse qui savait à ce moment qu’elle avait entre les mains un matériel volatil, presque dangereux, mais qui touchait droit au coeur.
Personnage en quête d’auteurs
C’est justement de cette collaboration avec Denise Boucher que résulte une série de textes qui, comme le confirme la chanteuse, révèlent une certaine connivence dans l’approche chez ces deux femmes. Poésie du quotidien, sensibilité exacerbée. Chloé Sainte-Marie raconte comment s’est articulée leur fructueuse association: "Bonjour tendresse, c’est la première commande que je lui ai faite. J’étais amoureuse de cette musique-là, une complainte, une berceuse, et j’ai dit à Denise: "Il faut que tu me mettes des mots là-dessus." C’est après qu’elle eut terminé cette chanson qu’elle m’a proposé d’autres textes parmi lesquels nous avons choisi."
Se greffent à l’équipe les Gilles Bélanger (musiques et quelques textes), Réal Volant (paroles et musiques), Chantale Bellefleur (paroles et musiques) et quelques autres. Sans oublier Gaston Miron, dont le très beau poème Je t’écris pour te dire que je t’aime est mis en musique par Bélanger. "L’Homme rapaillé est mon livre de chevet et, à l’époque, je lisais ce poème tous les jours", relate la chanteuse qui, sur scène, emprunte au recueil-culte de Miron afin d’alimenter son spectacle qui prend parfois des airs de récital.
Thème récurrent dans le cinéma de Gilles Carle, les nations autochtones et métis détiennent aussi une place importante dans les préoccupations et l’imaginaire de Chloé Sainte-Marie qui, avec raison, s’interroge sur les effets du révisionnisme en ce qui a trait à ce volet de notre histoire, le plus souvent escamoté: "Je cherche à comprendre pourquoi je ne sais rien sur les Amérindiens. Pourquoi je n’ai pas vécu avec eux, pourquoi on ne m’a pas éduquée dans mon enfance, et je cherche à savoir. La meilleure école, c’est d’aller dans les réserves en vivant avec eux, en couchant chez eux. [En incluant deux chansons en langue autochtone sur l’album], je voulais rendre hommage à leur langue, leur culture, leur spiritualité, à leur liberté et à leur amour de la vie… Malgré tout."
Le matou
Parmi les textes signés de la main de Gilles Carle, Un chat achalandaire nous entraîne, non sans une légère impression de voyeurisme, au coeur du lien qui l’unit depuis deux décennies à Chloé Sainte-Marie. Le plus touchant étant cette ouverture de l’auteur, de l’homme qui, devant sa jeune compagne, laisse tomber certaines conventions habituelles dans le rapport amoureux, dont la jalousie et la possessivité. "Il est d’une sagesse incroyable, raconte-t-elle, il accepte tout avec un recul incroyable, une distance qui m’étonne. C’est carrément notre vie dont il s’agit", poursuit-elle à propos de cette chanson.
"Nabuchodonosor
Vieux cocu vieux copain
Tu habites mes rêves
Mon passé mes gouttières
Je te garde prisonnier
De ma moelle épinière"
– Un chat achalandaire
"Au fond, ce qui est très osé dans cette chanson, poursuit-elle, c’est qu’il me parle [par la voix de Bob Harrisson sur l’album] et il me nomme. Je me demandais comment j’allais faire pour chanter ça. C’est d’une impudeur totale, il dévoile tout."
"Chloé ma belle Chloé
Méfie-toi des beaux jours
Chloé ma belle Chloé
Méfie-toi de l’amour
Le temps passe le temps d’aimer
La jeunesse n’est qu’un instant d’ivresse"
– Un chat achalandaire
De l’analyse à la confession, la discussion oblique vers la vie privée de Chloé Sainte-Marie. Bien qu’elle réponde sans sourciller aux questions relatives aux révélations faites à travers les textes, un long silence précède sa réponse lorsqu’on aborde un sujet qui, visiblement, tend une corde sensible: est-elle désormais la voix de Gilles Carle plutôt que sa muse? "C’est drôle que tu me dises ça parce que j’ai participé à un spectacle la semaine dernière, l’hommage à Serge Deyglun, et j’étais vraiment la voix de Gilles parce qu’il a maintenant beaucoup de difficulté à parler en public à cause du Parkinson. On était sur scène, les deux, on se regardait, et je parlais au "je" comme si j’étais Gilles Carle. C’est étrange, mais ça me plaît parce que c’est un homme que j’aime et tant qu’à être le porte-parole de quelqu’un, autant l’être pour une personne en qui on croit."
La poupée qui fait oui
Vilipendée plus souvent qu’à son tour par les critiques et le milieu, on l’a longtemps considérée comme la poupée qui fait oui devant les fantasmes cinématographiques libidineux de Gilles Carle. Pourtant, la comédienne a su puiser une énergie créatrice dans cette entreprise de destruction: "Je sais que j’ai été écorchée plus souvent qu’à mon tour, j’en étais consciente. Mais parfois, ça peut donner des ailes, même si c’est très dur. Tu veux te tuer, tu ne dors pas, tu ne comprends pas pourquoi on t’en veut tant que ça. Mais ça donne de la drive, tu veux continuer à te battre, tu te dis que ça ne se peut pas qu’on pense ça de toi… Même si des fois ils ont totalement raison."
Ce fut donc un choc pour plusieurs, et principalement pour Sainte-Marie elle-même, lorsque l’accueil de Je pleure, tu pleures s’avéra dithyrambique. C’est qu’à force d’être humilié, descendu, cela devient presque une habitude à laquelle on se moule. "Quand j’ai reçu les réactions pour l’album, j’étais perdue, je ne savais pas comment réagir. C’est comme un enfant battu, quand tu lui donnes de l’amour, il se sauve", raconte-t-elle.
Avec le recul, Chloé Sainte-Marie sait désormais pourquoi elle cherchait tant à choquer. "C’était une arme contre mon père qui était un homme religieux, baptiste fondamentaliste, qui nous a élevés dans la religion, mais vraiment dans les excès les plus horribles et moi, je n’adhérais pas à ça. Je provoquais, j’étais prête à n’importe quelle connerie pour le provoquer, je n’étais pas d’accord, je me rebellais contre ça. Donc, c’était vraiment une arme, je me servais de mon corps pour lui dire: "Tiens toi!" Il était contre la beauté, contre le plaisir, contre tout ce qui est l’fun, contre la nudité évidemment. C’était lui qui était visé là-dedans." Inéluctablement, cette arme s’est retournée contre celle qui en usait. "Comme toutes les armes de ce genre, je pense", rétorque-t-elle.
Album qui, au final, traite de déchirures, de départs et de transitions, Je pleure, tu pleures a profondément transformé Chloé Sainte-Marie: étape salutaire. Celle qui se cachait derrière un personnage folâtre et audacieux se découvrait tendre et vulnérable. "J’ai compris, par la force des choses, que je n’étais pas ce que je projetais. C’est deux personnalités complètement différentes, une sorte de schizophrénie. J’essaie de comprendre comment le switch s’est fait, mais je ne le sais pas encore. C’est sans doute la souffrance qui m’a amenée à ça." Et lorsqu’on lui souligne que, tôt ou tard, les révoltes adolescentes finissent par s’estomper, elle rigole à gorge déployée: "Oui, mais ça a duré longtemps… Ça aurait pu finir bien avant ça!"
Le 7 décembre
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