

Noir Désir : Le principe d’incertitude
Après cinq années de silence, la formation Noir Désir revient à l’avant-scène de la musique francophone avec un album qui rompt avec le passé: Des visages des figures. Observateur et critique, le chanteur BERTRAND CANTAT commente les vertus du questionnement au sein du groupe et de l’énergie créatrice qu’il génère. Brasse-camarade.
David Desjardins
Douze ans après l’immense succès de Aux sombres héros de l’amer, le groupe-phare du rock français fait peau neuve.Nous ayant habitués à ses riffs incandescents saturés de distorsions, à des cris appelant à une véritable égalité et à une sincère fraternité, voici que le quatuor bordelais Noir Désir récidive, atténuant un moment la puissance brute du son pour s’en remettre à celle des mots. Un changement qui arrive à point nommé chez cette formation qui se questionne constamment afin de s’assurer de la pertinence de chaque oeuvre, qui s’interroge sur sa propre nécessité.
Un processus absolument nécessaire, voire hygiénique.
Si, cinq ans après 666-667 Club, Des visages des figures apparaît comme l’oeuvre la plus achevée du groupe à ce jour, il s’agit bien entendu du fruit d’une volonté de changement de cap, mais aussi des tensions qui animent le groupe, le tiraillent jusqu’à l’éclatement. Explosif comme méthode de questionnement? Certes. Mais elle permet aux revendications de ne jamais devenir revanchardes et aux causes de ne jamais devenir inutiles, futiles ou tristement obsolètes.
Depuis Bordeaux, le chanteur et parolier de Noir Désir, Bertrand Cantat, explique comment les incertitudes peuvent engendrer un doute sain et créateur: "Nous nous sommes questionnés plus que jamais pour cet album. […] Tu vis une aventure discographique, une aventure de tournée, une aventure humaine qui fait qu’il y a des choses qui en résultent qui sont positives et d’autres qui restent en suspens. C’est sur ce terrain d’expérience là où tu vas pouvoir travailler. Attention, ce n’est pas de la mécanique, c’est humain. Mais si tu oses remettre les mains dans cette matière-là… alors le résultat peut être magnifique."
Saisir l’instant
Une partie du plan qui, comme le révélera Cantat, n’est jamais tout à fait défini, consistait à collaborer avec le producteur Nick Sansano (Public Enemy, Sonic Youth, Ice Cube, Manic Street Preachers, Jon Spencer Blues Explosion, etc.) et, pour ce faire, déménager les pénates du groupe à New York le temps d’enregistrer 5 des 12 chansons qui devaient aboutir sur Des visages… Avec Sansano, le groupe poursuit l’exploration musicale tout en se gardant de trop prévoir. Une situation d’incertitude qui n’est pas sans créer de frictions, mais qui génère l’énergie créatrice nécessaire à l’accouchement de morceaux géniaux tels que la prophétique Le Grand Incendie ("… Babylone, Paris s’écroulent, New York City…") ou la très tendre L’Enfant Roi.
"[…] Il y a des choses qui ont été écrites sur place, relate Cantat, dont Le Grand Incendie. Dans le processus de cet album, il y a des choses qui sont très travaillées, écrites au préalable, énormément d’accumulation, quoi. En marge du processus, on laisse filer les urgences. […] Ça permet de garder un certain équilibre dans l’album entre le très mâché et le spontané. C’est un équilibre que je tiens à garder d’ailleurs."
Combat asymétrique
Dès la première chanson du disque, L’Enfant Roi, les notes mantras d’une guitare acoustique répétées en boucles et la voix susurrante de Bertrand Cantat galvanisent cette idée de renouvellement, témoignant d’un passage à une certaine maturité musicale qui sous-entend la fin d’une ère profondément rock pour le groupe. Toujours entre le délestage cathartique et la dénonciation, le chanteur implore, gémit, crie encore en de rares occasions, faisant aussi preuve du même esprit de nuance dans les textes, désormais plus suggestifs.
Une préoccupation à la fois esthétique et politique pour le parolier qui, dans un premier temps, parle de "beauté des mots" et de "liberté que nous offre notre langue", mais aussi d’une nécessité dans un contexte d’avalanche d’information. En fait, Cantat se méfie des mots: "Je ne dis pas que les médias sont le démon et que de l’autre côté il y a cette zone franche d’anges qui subissent cela. Nous y sommes tous. On est quand même dans une société de surinformation, les mots sont surutilisés, dans la pub entre autres. Nous sommes dans une société extrêmement impure, y compris du côté des mots. Donc, je me retrouve souvent à dire: "Oui, mais attention…" Ça doit être pénible, mais c’est pénible pour moi aussi. J’aimerais être plus innocent."
Il ajoute: "Les textes sont en accord avec la musique. C’est beaucoup plus en miroirs et en nuances. Une autre approche, mais pour dire la même chose qu’avant. Je trouve que ça le dit de façon même plus évidente, en fait, mais c’est vrai que c’est un peu crypté, comme on utiliserait un langage métaphorique en temps de dictature."
Et cette dictature trouve une forme de résistance tenace chez ce groupe de France qui se rebiffe devant la télé-spectacle vide de sens en cette ère Consommation où règnent les "hommes pressés". Ainsi, la pièce-fleuve L’Europe prend des airs de chanson contestataire et de dénonciation qui flirte dangereusement avec le délire. Une bonne ambiguïté bien sentie signée Brigitte Fontaine, reine des Kékés.
"Les sangliers sont lâchés. Je répète: les sangliers sont lâchés", balance la diva sur le ton des messages codés que transmettait la BBC sur ses ondes à l’intention des résistants à l’occupation française. "C’est exactement ça, sachant qu’il y a aussi le côté allumé complet de la princesse, rigole Cantat, ce qui fait que ça décolle ailleurs. Il y a un ton donné comme à la BBC et il y a cette dérision, parce que Brigitte Fontaine est elle-même la princesse Europe, métaphore géante."
Briser le moule
Défigurés, les Noir Dez? Certainement pas, mais transfigurés, certes. Cantat conclut: "Briser les habitudes, bien que le terme soit fort, c’était la philosophie de base de la création de cet album. Le mot d’ordre était de se surprendre, nous-mêmes d’abord, et puis les gens qui allaient écouter. Pas par principe, mais parce qu’il y avait un besoin d’évolution, de rendre compte dans notre travail de tout ce qu’on vivait, de tout ce qu’on avait écouté et aimé. On évolue, on vit, et l’honnêteté artistique c’est de rendre compte de ça. Il ne s’agissait pas d’appuyer sur un bouton et clic, paf, d’avoir un album, mais de plonger en eau profonde sur un processus de création, même si c’est un petit peu pompeux de le dire comme ça. Par-dessus tout, c’était passionnant."
Des visages des figures
Noir Désir
(Universal)