Brigitte Fontaine : Sa majesté zazou
Musique

Brigitte Fontaine : Sa majesté zazou

Sur le récent Kékéland, 13e album depuis les frasques initiales avec Jacques Higelin, la FONTAINE multipliait des collaborations révélant une vision inimitable, kaléidoscope où le chaos se découvre une maîtresse de  choix.

Même depuis son retour en force de 1995 avec l’album Genre humain, rarement Brigitte Fontaine a-t-elle reçu un accueil aussi gratifiant que depuis la parution de Kékéland. Après que Le Monde, Libération, Les Inrockuptibles, voire Paris Match se furent relayés pour célébrer l’excentrique chanteuse, la dame dévalait ensuite en slalom les radios et télévisions françaises avant d’amorcer une série de spectacles qui s’allonge toujours. Et après avoir remporté son troisième prix Charles-Cros, voici que la semaine prochaine elle sera éligible à deux Victoires de la musique (interprète féminin, album de l’année), récompenses qu’elle n’attend pas tout à fait.

Au milieu d’une vague promotionnelle qui, autrefois, lui eût été un chemin de croix, Brigitte Ire s’avoue très fatiguée, mais satisfaite de l’impact aussi bien commercial que médiatique du successeur de l’excellent disque Les Palaces, paru il y a déjà quatre ans. Jointe dans sa citadelle de l’île Saint-Louis, elle convient que sa relation avec l’industrie ne fut certes pas une lune de miel et que l’équilibre actuel est le fruit d’une longue négociation avec elle-même: "Oui, oui, en effet, ce sont deux mots qui conviennent: apprivoiser et dominer", réfléchit-elle, comme souvent laconique.

Et effectivement, on ne peut qu’admirer la façon dont elle a pu se rallier Virgin sans mettre en péril son authenticité, ce qui rapproche le souhait suivant d’une simple constatation: "J’espère que j’irai de plus en plus vers la liberté, c’est mon souhait le plus cher. Liberté intérieure et extérieure."

Pistes foraines
De façon plus ludique que Les Palaces, Kékéland concrétise l’esprit carnavalesque et grandiloquent dans lequel Fontaine aborde maintenant la musique populaire. Foire ambulante ou royaume imaginaire, on y visite des kiosques et des donjons peuplés de marginaux lumineux. Tout d’abord Sonic Youth, qu’elle avait rejoints sur scène à Paris l’an dernier et qui se sont fait un plaisir d’accompagner leur idole sur Demie Clocharde et sur la pièce éponyme. Puis surgit M, digne héritier anticonformiste qui réalise trois titres en plus de chanter en duo Les Zazous, une reprise très à propos de cette pièce fantaisiste que la Résistance avait faite sienne. Quant à Noir Désir, qui ont aussi invité Fontaine sur leur dernier disque, ils participent à une rénovation de Baby boum boum, parue en 80 sur Les églantines…, album qui a moins bien vieilli que d’autres: la chanson, autrefois légère, devient aussitôt une charge sociale aux accents dadaïstes. Plus loin, après une ballade offerte par Georges Moustaki et l’apparition des Valentins, de Ginger Ale et de Loo & Placido, c’est le grand improvisateur Archie Shepp qui s’immisce dans la finale NRV, dont la musique est d’un certain Ali Belkacem.

Ali, c’est le fils d’Areski Belkacem, celui-là même qui depuis Comme à la radio partage l’oeuvre et la vie de Fontaine. C’est d’ailleurs ce dernier qui signe plusieurs des nouvelles musiques et qui harmonise les différentes contributions tel un magicien invisible. Si on entendait sa voix sur la reprise de C’est normal il y a quatre ans, la période des duos et des alternances vocales entre Brigitte et lui semble définitivement révolue, malgré les chimies inoubliables d’albums comme Je ne connais pas cet homme, Brigitte III et L’Incendie.

"C’est fini, statue Fontaine sans aucune hésitation à ce sujet. Nous avons épuisé les possibilités, nous en avons fait beaucoup et ce temps est largement terminé depuis longtemps. Maintenant qu’il a un peu de répit par rapport au travail qu’il fait pour moi, Areski travaille sur un disque à lui, et ça, ce sera formidable." Environ 25 ans après son unique solo (le tout aussi excellent qu’introuvable Un beau matin) et son disque en collaboration avec Jacques Higelin (rencontré lors de leur service dans la légion), on est très curieux d’entendre ce nouveau Areski où sa compagne interprétera une chanson, dans un alliage éventuel de percussions et d’ambiances électroniques.

Maintenant que Kékéland est largué sur nos oreilles, Fontaine entrevoit aussi un nouveau duo avec le même Higelin, en plus d’un projet plus substantiel avec Arthur H: "J’ai fait une chanson avec lui et nous allons l’enregistrer quand nous aurons le temps, avec d’autres chansons."

Conditions perdantes
Toutes ces rencontres et ces filiations ne dissipent pas le mystère autour de la véritable nature des "kékés" qui peuplent Kékéland. Ce qu’on sait, c’est que Sonic Youth n’en sont pas vraiment, contrairement à M, et que les tendres déjantés qui peuplent La Limonade bleue (le plus récent roman de Fontaine) ne peuvent prétendre à ce titre malgré les apparences: "Ah non pas du tout. Ils ne me ressemblent pas du tout. Pour moi ces personnages ne sont pas des kékés. Le kéké est quelqu’un de… d’abord très marrant… sympathique, mignon, déconnant… et quelquefois un peu… grotesque, mais joli." Ne reste, pour finir de cerner cette secte sans dogme, qu’à se référer aux vers bien ciselés d’une des deux pièces anglophones du disque: "If one day the missiles / come for the big finish / kékés will keep their smile / they know how to vanish". Combinaison parfaite entre les mystiques soufis – que la chanteuse admire -, les zazous et les dandys?

De ce côté-ci de l’Atlantique, ils sont de plus en plus nombreux à souhaiter voir le spectacle unilatéralement encensé de la zazou en chef. Bien que sa peur viscérale de l’avion complique énormément les choses, il semblait bien, il y a deux ans, que Fontaine allait mettre un terme à presque 20 ans d’absence en terre québécoise, ce qui s’est finalement soldé par une déception. "Écoutez, les conditions proposées étaient vraiment minables. Alors entreprendre un tel voyage pour gagner une poignée de châtaignes, ce n’est pas possible. Bien sûr je serais contente de revenir au Québec, mais il faut que les conditions soient correctes."

Des circonstances exceptionnelles auraient cependant pu favoriser une surprise en septembre dernier, alors qu’elle devait faire une prestation à New York avec Sonic Youth, initiative malheureusement différée ("Ça devait se faire, mais… Bref, ça n’a pas été possible.") Le projet flotterait toujours dans l’air et advenant sa réalisation, la dame se promet de débarquer ici.

D’ici là, mieux vaut miser sur l’imprévisible de la part de celle qui, même en prenant pour patrie "un au-delà au souvenir brumeux, une étoile angora, un chaos ténébreux" (Genre humain), rejette les surréalistes en faveur des classiques du XIXe siècle, et qui malgré ses accointances avec les nouvelles musiques n’a qu’une seule réponse lorsqu’on lui parle de la relève francophone: "Gainsbourg. Voilà. Non, Gainsbourg, c’est tout. Comme jeune, et comme actuel, c’est Gainsbourg." Lorsque le temps aura fait son ménage sur les tablettes des disquaires, gageons que Brigitte Fontaine se verra reconnaître cette même actualité absolue que l’homme à la tête de chou.

Kékéland
Brigitte Fontaine
(Virgin)