

Daniel Bélanger : Le voyage intérieur
DANIEL BÉLANGER n’est pas un artiste racoleur, loin de là; mais chaque fois qu’il convie ses fans à une rencontre sur scène, ceux-ci rappliquent avec une ferveur quasi religieuse. Comment cet homme timide, presque absent du paysage médiatique, arrive-t-il à remplir plus d’une dizaine de fois le Spectrum? En étant lui-même, tout simplement…
Marsolais Patrick
Photo : Dominique Thibodeau
Le disque s’ouvre sur les paroles "Se quitter est trop difficile" et se conclut avec la chanson Revivre, qui est en quelque sorte l’apologie du départ. Au total, 60 minutes et 38 secondes durant lesquelles on a souvent l’impression d’assister à la longue remise en question d’un amoureux en panne sèche. D’un couple en détresse. Tout pour renforcer l’un des plus indécrottables clichés du monde de l’art en général, et du rock’n’roll en particulier, qui veut que l’on crée dans la douleur. Hors de la souffrance, point de salut?
Déjà que Daniel Bélanger n’est pas le plus bavard de nos artistes, il l’est encore moins lorsqu’il est question de sa vie privée. On avait donc la vague impression de se pointer au rendez-vous comme on se rend à l’hôpital: inconfortable, tendu et inquiet; pas convaincu du tout d’avoir envie de poser la seule question qui prévale devant pareille prose: "Cou’donc, es-tu encore avec ta blonde?" D’autant que ladite blonde est également la maman des deux fillettes du papa-chanteur. Ce qui, lors de n’importe quelle autre entrevue, eût été du potinage de bas étage devenait ici un questionnement incontournable. Malaise. "Oui, je suis encore avec Claire, clarifie le chanteur. Si j’avais vécu une peine d’amour, je n’aurais jamais écrit un truc comme ça. J’aurais probablement concocté un album d’humour… Je ne me compare pas à Gainsbourg, mais je lis sa bio et il affirme écrire des textes tristes lorsqu’il est heureux, et des textes joyeux quand il est triste. Ben voilà, c’est vraiment bête comme ça."
Maudit bonheur
Bélanger est heureux. Point à la ligne. On le sent d’ailleurs plus à l’aise avec les journalistes. Évidemment préoccupé par le show – toujours en rodage au moment de l’entretien – mais visiblement calme et confiant. Et comment ne pas jouir de la vie quand celle-ci a fait de vous l’un des auteurs-compositeurs les plus importants au pays? Quand vous comptez des fidèles capables de vous suivre dans les dédales de votre inspiration? Quand vous ajoutez supplémentaires sur supplémentaires à Montréal? Est-ce parce que tout lui sourit que Daniel Bélanger sent l’obligation de prendre ses distances, quitte à créer une oeuvre marquée par la tristesse? Agit-il par culpabilité? "Non, je ne me sens pas du tout coupable d’être heureux. Je ne nommerai personne, mais je connais des albums où il est question de bonheur et ça m’ennuie… Et puis il ne faut pas croire qu’on correspond nécessairement à ce qu’on écrit. Un scénariste qui écrit une comédie ne peut être aussi heureux que son film. Moi, en tout cas, je ne serai jamais aussi triste que les albums tristes que je fais…"
À défaut d’avoir une vie triste, Daniel Bélanger est donc allé chercher son inspiration autour de lui. Pas très compliqué: qui n’a pas, dans son entourage, des couples au bord du naufrage? Des amis rongés par une soif de liberté, parce qu’étouffés par la famille, le bébé et le conjoint? Connaissez-vous des gens qui ne craignent pas la routine? L’auteur-compositeur a pris des notes, s’est questionné, et nous est arrivé avec des petites réflexions aussi jolies qu’inquiétantes.
"Que peut-il se produire de pire / Que rien?"
– Rêver mieux
"Rêver mieux est nourri d’observations glanées autour de moi, confirme-t-il. Des gens malheureux qui s’enterrent eux-mêmes. Des situations assez basic et ordinaires, c’est ça qui est le plus triste… Cela étant dit, Te quitter parle de moi, mais pas par rapport à une fille: c’est ma relation avec le métier d’auteur-compositeur, une relation qui me rend à la fois heureux et malheureux."
Que le Showbusiness avec grand S nourrisse Bélanger tout autant qu’il le dévore, voilà qui n’est pas une grande révélation. Autant le chanteur peut parfois être courtois et affable, autant l’approcher tient par moments de la mission impossible. Bélanger est ultra-protégé par son équipe de promotion; et même s’il s’en montre surpris lorsqu’on lui en fait la remarque, il n’est sans doute pas étranger à cette situation. Tellement qu’on se demande parfois s’il aime vraiment son boulot et tout ce qui vient avec. "En fait, ce n’est pas tellement ce que j’aime et ce que je n’aime pas, mais plutôt ce qui me stresse et ce qui ne me stresse pas. Par exemple – et fouille-moi pourquoi -, la télévision me stresse. On me pose des questions en direct et je ne peux pas me cacher. Ce qu’on faisait avant dans un confessionnal, moi je le fais devant 1,3 million de personnes, et je trouve ça encore un peu étrange. Mais j’ai l’impression de m’améliorer…
"C’est un métier un peu insensé. J’ai longtemps eu de la difficulté avec le décalage entre ce qu’on pense que je suis, et ce que je suis réellement. Moi-même, j’avais de la difficulté à redevenir ordinaire après un spectacle. Parce qu’en principe, à la fin d’un show, quand tout le monde est debout à tes pieds, c’est que tu es extraordinaire.
"Y a encore certaines choses que je ne comprends pas très bien. Qu’est-ce que j’ai de plus que les autres? Qu’est-ce que mes chansons ont de plus que lorsque personne ne les connaissait? Ça devrait pourtant être assez clair: je fais des chansons, les gens aiment ça. Point. Mais je ne m’y résous pas. Moi, mon rêve, c’était de faire un disque. C’est tout. Le succès, la télé, l’aisance avec les médias, j’étais peut-être naïf, mais mon rêve ne se rendait pas jusque-là…" N’empêche, le disque, comme la tournée d’ailleurs, s’intitule Rêver mieux. C’est sans doute qu’il est sur la bonne voie…
Chef de file
Timide, voire effacé, on imagine difficilement Daniel Bélanger en position d’autorité avec ses musiciens. Le batteur Alain Quirion (Zébulon, Marc Déry solo, Laurence Jalbert…) et le claviériste Carl Bastien (Jean Leloup), que l’on pourra apercevoir sur scène avec lui (en compagnie d’Ariane Moffatt, entre autres), ont tenté de nous éclairer un brin: "Je n’ai pas joué longtemps avec Leloup, explique Bastien, mais l’atmosphère dans le groupe était très rock’n’roll, alors que celle avec Daniel est beaucoup plus loungy. C’est plus cool, ici. Ce n’est pas un gars qui se choque; mais si le band dormait au gaz, je suis convaincu qu’il n’hésiterait pas à le faire, même si ce n’est pas quelqu’un de nature colérique." Ce que confirme Quirion: "Il réagit super bien à la pression. C’est un gars de contrôle qui n’aura pas de gros ups and downs selon les événements ou les imprévus. Bien sûr, il est assez secret, il ne court pas les micros et les caméras pour étaler sa vie. Mais c’est probablement la raison pour laquelle il est aussi bien lorsqu’il retrouve ses deux filles et sa blonde. C’est son jardin à lui et la démarcation est claire." "C’est un gars complexe, mais pas compliqué. Très sensible aussi", précise Bastien. Selon ses acolytes, Bélanger n’est pas du genre à suivre le reste du band dans ses virées nocturnes, mais serait très ouvert à la petite bière du souper. Les deux soulignent également son sens de l’humour.
"Quand je suis arrivé dans le groupe, lance Quirion, j’avais un peu peur de ne pas pouvoir jouer selon mon style. On ne se contera pas d’histoires, du Bélanger, ça bûche pas mal moins que du Zébulon. J’avais écouté ses disques et j’essayais de jouer exactement comme ce que j’entendais. Il s’en est rendu compte et m’a demandé d’arrêter de me retenir. Ce qu’il voulait, c’était du Alain Quirion, et non pas l’exacte reproduction de ses disques. Ça démontre son ouverture…" À en croire les deux musiciens, Bélanger serait ultra-perfectionniste, non pas par insécurité, mais par envie de repousser les limites du band et du spectacle. Les répétitions seraient nombreuses. "J’ai évolué dans plusieurs contextes, et j’ai rarement rencontré un perfectionniste pareil, conclut Quirion. Quand t’embarques avec Daniel Bélanger, tu sais que, comme musicien, c’est pour aller plus loin."
Cinq questions dans le désordre
Où écrire?
"J’ai écrit les paroles de Rêver mieux à la gare centrale et au lac des Castors. À un moment donné, je voulais aussi aller à l’aéroport, parce que j’aime beaucoup les endroits transitoires. Je suis également parti en mai dernier dans Charlevoix. J’ai l’impression de sortir du monde terrestre lorsque je suis nulle part comme ça. Ça ne m’étonnerait pas de filer un jour seul en voiture aux États-Unis pendant un mois. Les contrastes de ce pays me fascinent…"
Il est jaloux de…
"Le pire, c’est qu’on est toujours un peu jaloux, même quand ça va bien… Longtemps, L’Antiquaire de Jean Leloup m’a rendu jaloux. La beauté, la manière dont le tout est amené. En fait, tout ce qu’il fait – c’est pas vraiment de la jalousie -, maudit que c’est bon. C’est pas de l’envie non plus, juste de l’admiration. Et pourtant je ne l’écoute pas…"
Second rôle?
"Je n’ai aucune formation en quoi que ce soit; je peux donc faire tout ce que les gens éduqués ne veulent pas faire. Quand j’étais préposé aux bénéficiaires, je faisais tout ce que l’aide-infirmière ne voulait pas faire, qui elle-même faisait tout ce que l’infirmière détestait… Ça te donne une idée…"
À propos des Insomniaques s’amusent…
J’ai longtemps préféré Quatre Saisons dans le désordre, mais maintenant, je reviens peu à peu aux Insomniaques. Ça n’a pas toujours été facile, parce que je savais qu’avec ce disque, j’étais revenu à la base guitare acoustique/voix, un genre sur lequel j’avais fait caca au début des années 80. Aujourd’hui, ce disque m’attendrit. Quand j’y repense, je vois un rescapé, quelqu’un qui s’en est sorti. Ce n’était pas une époque très heureuse pour moi. La musique a sauvé ma vie. Je ne serais pas mort, mais grâce aux Insomniaques, je ne souffre plus de maladies nerveuses. Depuis que je suis petit, j’existe par la musique; alors, que les gens aient aimé le disque a été plus qu’un soulagement. Je ne sais pas comment je vivrais tout ça si j’en avais vendu 3000. Est-ce que la musique se serait retournée contre moi? Ça se peut bien…
Et Quatre Saisons dans le désordre?
C’est une réaction forte aux Insomniaques. J’ai fui mon premier disque, de peur qu’on ne m’y fige. Et pourtant, j’assumais très bien le succès pop d’une chanson comme Sèche tes pleurs, qui était peut-être, à la limite, mièvre, parce qu’on retrouvait à côté une pièce comme Désespéré. Quatre Saisons…, c’est aussi une incursion dans des fantasmes rock (Sortez-moi de moi), des portes qui m’avaient été fermées avec mon premier disque. Grâce à cet album, tout le monde a compris que j’allais faire mon chemin, faire ce que je désirais. C’est le début de mon affirmation, même si mes directives étaient encore assez floues. J’ai vu que si j’avais envie d’essayer quelque chose le lendemain, ça allait se faire. Mais bon, je suis en paix avec ces disques-là. Pour moi, un des grands clichés du rock est de renier nos disques précédents. Surtout quand ils n’ont pas marché…"