

Évidemment Jazz : Prises d’opposition
Le jazz à Montréal serait-il en train de subir un tournant majeur? Depuis quelques années, un phénomène de plus en plus clair se dessine: les projets audacieux se multiplient, les générations se rencontrent, la production discographique est en hausse et les spectacles suivent. Bref, c’est la musique qui y gagne. Alors que débute la cinquième édition d’Évidemment Jazz, le moment semblait indiqué pour un petit bilan de santé.
Claude Côté
Pour les initiés, il s’agit presque d’une vérité de La Palisse: la scène jazz à Montréal est en pleine effervescence. On pourrait même parler d’une révolution intérieure: les clubs de jazz étant à peu près inexistants, les adeptes de la note bleue apparaissent aujourd’hui dans des endroits aussi improbables que le Cabaret du Plateau, l’ancien Théâtre des Variétés, le Zest, l’Alizé, ou encore la Casa del Popolo.
Côté labels, ça bouge aussi: Ambiances Magnétiques, surtout spécialisé dans la musique actuelle, lançait récemment son 100e album (Canot Camping, de Jean Derome) et Effendi, qui se consacre exclusivement au jazz, confirme aussi la vitalité du jazz local par le foisonnement de ses créateurs.
Parmi les événements, la cinquième édition d’Évidemment Jazz, présentée au Zest, offrira une programmation constituée de véritables défricheurs: LML proposera des ateliers d’improvisation pendant trois jours; Voodoo Jazz poussera le jazz funk dans ses derniers retranchements; le Big b’Off alliera poésie et jazz; et la liste s’allonge. De plus, trois nouveaux disques seront lancés lors de l’événement: les premiers du bassiste Normand Lachapelle (étiquette Hursh), et Coral Egan et du guitariste Alex Cattaneo (étiquette Nisapa), ainsi que le plus récent du quintette iks, qui nous livre un quatrième album en cinq ans d’existence. Une belle cuvée.
Porte-parole, aux côtés de Charles Papasoff, la chanteuse Coral Egan nous propose The Path of Least Resistance, produit et réalisé par ce même Papasoff: "C’est un titre à l’image des deux semaines d’enregistrement intensives avec Alex, parce que le temps accordé était court, et qu’il a fallu foncer sans trop se poser de questions, sans accorder d’importance aux menus détails. Il serait donc erroné d’interpréter le titre comme étant la loi du moindre effort." Mais pour Coral, ce titre prend aussi une autre signification: "Je me suis inspirée des archers japonais qui, selon les rites de l’art zen, méditent longtemps avec la cible dans la mire puis, au moment opportun, laissent partir la flèche." Tout vient à point à qui sait attendre, donc. Un adage qu’on pourrait appliquer à l’ensemble du jazz montréalais…
Quant au disque, il s’agit d’une collection de chansons pop guitare-voix. Des versions dénudées de Lonely (Waits), A Felicidade (De Moraes et Jobim), Le Poinçonneur des Lilas (Gainsbourg), insérées subtilement parmi les immortelles de Rogers&Hart, Irving Berlin et Johnny Mercer, en plus d’une composition originale, New Light, Old Window, livrée en deux versions distinctes. Lors de la première édition d’Évidemment Jazz, Egan nous avait pris par surprise avec une relecture sympathique de Bottle of Blues de Beck, malheureusement absente de la sélection finale de ce disque. "Je travaille beaucoup par instinct, admet-elle, la façon dont je chante me vient très naturellement. Ce qui est difficile, c’est ce qui vient après, c’est le rôle que je devrai assumer parce que l’attention sera portée sur moi puisque je suis la chanteuse; même si le travail d’Alex se démarque tout autant."
Tous pour un
Signe de la solidarité entre les petits groupes de militants du jazz local, la bande de l’Off Festival lancera un substantiel morceau lors d’Évidemment Jazz: l’initiative musico-poétique intitulée Jazz-poésie, éprouvée lors de sa dernière édition et regroupant le vibraphoniste Jean Vanasse, le batteur Pierre St-Jak, le pianiste François Marcaurelle et le contrebassiste Normand Guilbault, représentant la faction plus radicale du collectif. Se greffant à eux le 23 mars, les suspects habituels de l’impro en plus du poète caustique Patrice Desbiens, le tout sur fond de projections vidéo.
Né d’un grandissant besoin de réunir les forces créatrices gravitant autour de la famille des musiques improvisées, du jazz d’avant-garde et du bassin sans cesse croissant de l’électro-acoustique, Vanasse résume la mission de l’Off: "On veut mettre l’accent sur la décentralisation du jazz à Montréal. On veut qu’il y ait du jazz partout, donc on donne la chance à plusieurs musiciens locaux de jouer en salle dans un même festival. On ne parle même pas de compétition avec le Festival International de Jazz de Montréal; il s’agit ni plus ni moins d’une prise en main de notre milieu, comme les gens du milieu de la danse et du théâtre l’ont fait. Mais, contrairement à eux, il n’y a pas un seul endroit subventionné pour le jazz et ses dérivés à Montréal; pourtant, il y a environ 400 musiciens qui y oeuvrent…"
Pour sa troisième édition cette année, l’Off compte présenter cet été pas moins de 300 musiciens dans des salles aussi différentes que le Lion d’or, L’Alizé, Le Va-et-Vient, Le Cheval Blanc et la Casa del Popolo.
Joignant la paroles aux actes, Vanasse en profite pour nous parler des soirées qu’il organise à l’Escogriffe, l’un des endroits sûrs de ce renouveau jazz, où l’on peut régulièrement voir des artistes comme Yannick Rieu, Guilbeault (avec son hommage à Mingus), Marcaurelle, etc. Vanasse insiste également sur le spécial Benny Goodman qu’il présente dans quelques semaines avec Mathieu Bélanger et le guitariste septuagénaire Tony Romandini.
Affaire de famille
Une autre qu’on pourra apprécier durant les 10 jours d’Évidemment Jazz et qui a déjà "fait" l’Off est la saxophoniste alto Christine Jensen, soeur d’Ingrid, originaire de Vancouver mais installée à Montréal depuis plusieurs années. Autant férue d’arrangements pour big band à la Maria Schneider que ceux de Bob Brookmeyer, Jensen étrenne pour l’occasion un nouveau quintette, question de donner suite à Collage, paru sur Effendi il y a deux ans. "Il y a une fabuleuse scène underground à Montréal, nous assure-t-elle. Elle est certainement en pleine ébullition. Tout ce qui manque, c’est encore plus d’endroits où jouer", confie l’habituée de la Casa del Popolo et conjointe de Joel Miller, saxophoniste lui aussi.
Son spectacle du 29 mars apportera une autre dimension à la programmation: "Ma musique est assurément impressionniste, explique-t-elle, dans un esprit similaire à celle de Wayne Shorter. C’est difficile de définir le jazz aujourd’hui parce qu’il y a maintenant 20 façons de le faire. Sylvie (Courtemanche, la directrice artistique d’Évidemment Jazz) préférait qu’Ingrid et moi fassions deux spectacles bien distincts au lieu de jouer ensemble comme c’est souvent le cas."
Dans un autre registre, on retrouve les étonnants iks. Dûment subventionnés, organisés comme des chefs d’État (www.iksperience.com), dossier de promotion exemplaire, les jeunots font surtout de l’intrigante musique. Une saprée belle surprise, que leur nouvel album, Le Journal de Sable, qui culmine la belle aventure du projet Afr(iks), échange culturel de 80 jours avec des musiciens traditionnels sénégalais. Si le Punctum de leurs débuts en 1997 m’avait laissé perplexe, les propositions sonores de Pierre-Alexandre Tremblay et sa bande dans ce projet sont nettement plus achevées. Le Journal de Sable, qui sera lancé le 21 mars, juste avant leur concert, met en lumière un joyeux fouillis sonore aux entournures allumées. Tremblay, qui poursuit son doctorat en électro-acoustique en Angleterre, raconte: "Si mon album est bon pour ma grand-mère, il va être bon. Pour apprécier iks, pas besoin de connaissances musicales; il faut juste être sensible, même si l’on fait de la musique subjective: on essaie à peu près tout, du rap au techno."
En guise de show de clôture, Papasoff reprendra les commandes de son trio aux côtés du guitariste invité Michel Cusson: "Je voulais un instrument harmonique, et Michel peut voyager avec nous dans plusieurs styles musicaux", lance le saxo. Assumant son rôle de porte-parole d’Évidemment Jazz, Papasoff a tenu un discours fédérateur au moment du lancement: "Nous avons besoin de tout: de l’Off, d’Évidemment Jazz, de Silence… on jazz, du FIJM, etc." Lors de notre discussion, il en remettait: "Je pense que toute l’attention doit être portée sur la création. Maintenant qu’il y a une diversité de diffuseurs, on dirait que ça a mis l’importance à la bonne place: sur les créateurs. Sans créateurs, les diffuseurs n’auraient rien à diffuser. Ça nous motive à composer en maudit. C’est un processus très sain." Pour en savoir plus, consultez les sites d’Évidemment Jazz (www.espacesemergents.com/jazz) et de l’Off (www.lofffestivaldejazz.com).
Évidemment Jazz
Du 20 au 30 mars
Au Zest
Voir calendrier Jazz / Actuelle