

Noir Désir : Lutte de classe
Malgré un nouvel album à l’esthétique plus nuancée que le rock incantatoire qui lui a valu son armée d’aficionados, le groupe-phare du rock français lutte toujours contre le mépris des masses. Les nerfs en bouquet, Noir Désir range l’artillerie lourde pour mieux nous jeter l’encrier au visage.
David Desjardins
"La colère vide l’âme de toutes ses ressources de sorte qu’au fond paraît la lumière", écrivait Friedrich Nietzsche il y a plus d’un siècle. Réconciliation de l’écriture et de l’exploration de l’instrumentation, le plus récent album de Noir Désir, Des visages des figures, semble attester l’idée du furieux philosophe.
Depuis plus d’une décennie, les quatre membres de Noir Désir personnifient une idée du rock français que personne n’a su rendre avec autant de justesse. Leur implication politique était aussi franche que les guitares acérées qui appuyaient leurs cris, leur message entendu d’un bord à l’autre de l’Atlantique, 5 sur 5.
Dès les premières notes d’un Enfant roi gorgé d’espoir en ouverture de leur plus récent essai, dans les vagues de la guitare liquéfiée de Manu Chao sur Le Vent nous portera, puis dans l’appel désespéré de L’Appartement, force est de constater que les années de galères et de colères des Noir Dèz font place à la sagesse et à l’introspection. Briser le moule: tel était le mot d’ordre chez les Bordelais.
Pour Serge Tessoy-Gay (guitare), Denis Barthe (batterie), Jean-Paul Roy (à la basse depuis 1996) et Bertrand Cantat (voix), il était en effet devenu vital de renouveler le discours musical et lyrique pour s’extirper du modèle établi: "On s’est souvent dit: "Merde, dans le tourbillon furieux, qu’on ne regrette surtout pas, il y a quand même des choses qu’on passe à l’as", mais ça faisait déjà un moment qu’on pensait ça.", lance le chanteur.
"Mais attends, je crois que sur le plan de l’émotion, sur la recherche très au fond, tout ça se tient. Je n’ai pas l’impression qu’on soit complètement sortis de nos rails". Car bien que les arrangements musicaux s’aventurent plus rarement en terrain conquis, celui du bon vieux rock, l’intention demeure la même. À elle seule, la reprise arrache-coeur du Des armes de Ferré confirme que si les arguments ont changé d’apparence, le combat demeure le même.
"Toutes ces nuances et ces façons de dire ouvrent des perspectives incroyables, confie le chanteur à propos des nouvelles avenues empruntées. Je n’ai pas envie d’utiliser des termes comme maturité ou ce genre de connerie, mais je dirais que tu oses faire certaines choses à certains moments. Il faut oser, ce qui n’est pas toujours gagné quand tu es dans un tourbillon furieux et que ton expression est toujours la colère."
Le doute comme moteur
Un accomplissement de la trempe de Des visages des figures ne se réalise pas sans heurts. Le résultat témoigne peut-être d’un apaisement dans le ton des rockers enragés, ils n’ont pas pour autant perdu l’habitude de questionner leur fonctionnement, de jauger la justesse, élément primordial. Comme l’avouait Cantat à la sortie du disque, "jamais un album n’avait nécessité un tel questionnement". Et le prix de cette justesse ne se calcule pas en euros, mais en ecchymoses émotives.
Le prix à payer, c’est donc d’être au bord de l’éclatement en permanence, de cultiver l’esprit d’urgence. Et le groupe dont les tourments n’ont cessé d’alimenter les rumeurs de rupture poursuit dans cette même veine qui, singulièrement, a su le maintenir à flot depuis les débuts, préférant le conflit aux habitudes rédhibitoires. Le sursis perpétuel. "Tu tombes dans le sujet qui est parfois douloureux, parfois extraordinaire. Il n’y a pas de routine qui puisse nous être bonne. Quand tu remues le cocotier et que tu te remets vraiment en question, tu prends le risque que tout le monde ne soit pas à la même vitesse – j’ai l’habitude de ça parce que je suis un provocateur de plein de choses -, c’est pas toujours le bon moment pour certains. Inévitablement, tu te retrouves au bord du split ou dans la possibilité de split permanent. Sinon, ça veut dire que t’es seulement dans un groupement d’intérêts et puis que tu as bien compris la recette et que tu la refais. Chez nous, s’il n’y a pas de remise en question, il n’y a rien. Tant pis pour ce que ça implique de plus difficile."
Engagement
Le paradoxe de Noir Désir est complexe. D’un côté, il y a ce groupe, adulé par le public, encensé par la critique, endisqué par Vivendi/Universal, la multinationale tentaculaire. De l’autre, il y a l’engagement social, le refus du cirque médiatique, l’appui aux déshérités du monde, la dénonciation de l’emprise des multinationales dont il est aussi l’une des mamelles. On est à la limite de l’autoflagellation.
Et si la position ambiguë du groupe laisse croire à un double jeu, les textes de Cantat, bien qu’en demi-teintes, sont cependant sans équivoque. Outre Le Grand Incendie, Des armes ou À l’envers à l’endroit, qui renferment toutes leur lot de dénonciation, L’Europe, pièce-fleuve de style libre sur laquelle Brigitte Fontaine se fait la voix de la résistance, pose un regard accusateur sur la société occidentale: culturellement déchue, qui n’en a que pour le fric. "Nous travaillons actuellement pour l’Europe", y répète Cantat comme un mantra mensonger et trompeur.
Omniprésents, l’incertitude et le doute sont à l’origine de ce qui apparaît pourtant comme un constat apocalyptique, sans retour. Égalité, fraternité et liberté? Ce n’est pas d’hier que Cantat remarque que la Marianne s’est fait hara-kiri. "En fait, c’est un questionnement sur ce que peut être l’Europe, et au delà, le monde, explique le parolier. On est dans la création d’une Europe qui n’a rien fait sur le plan politique, culturel ou social. Par contre, pour le pognon, c’est fait. Et c’est ça le cynisme du monde. Ça ne veut pas dire que l’économie n’existe pas, qu’elle n’a pas quelque chose à faire dans la dynamique du monde. C’est bon, on a compris, je ne suis pas un naïf. Je dis seulement qu’on n’a pas assez créé les conditions de quelque chose qui donne envie. L’Europe, c’est une vision. Quand on crée quelque chose, c’est le moment d’imprimer des visions, et après de se coltiner avec la réalité, soit. Il faut que l’utopie soit number one. Le plus possible, on s’approche d’une étoile qu’on a fixée. Avec une fresque comme l’Europe, plus Brigitte Fontaine et toutes ses élucubrations (rires), on est dans l’ordre de la fresque-farce-poésie délirante, mais en même temps, sur le fond, je ne suis pas du tout dans un truc de regret d’une patrie, c’est pas ça. Quelles valeurs imprime-t-on à une nation? N’imprime-t-on que des billets?"
"Il y a l’eau, le feu, le computer, Vivendi et la terre", chante Cantat sur À l’envers à l’endroit, citant ironiquement la multinationale qui les héberge comme l’un des éléments naturels. Il faut savoir que la compagnie non seulement contrôle un empire mondial du divertissement, mais elle assure aussi le service de distribution d’eau potable en France.
Étrangement, les bonzes de Vivendi ne se formalisent guère des attaques de Noir Désir. "Laissons beugler la vache à lait", semblent-ils se dire. "C’est là où c’est très troublant, expose Cantat, parce qu’on n’est pas dans le totalitarisme. C’est très compliqué, beaucoup plus insidieux. Surtout que ça a la face du divertissement. Jusqu’à quel point tout cela peut garder une forme de sens? Mais je reste positif car il y a toujours une réaction à une trop grande planification, d’une forme ou d’une autre. Ce qui est le plus bizarre, c’est qu’ils ont tout; tu peux, dans une journée, ne pas quitter le monde Vivendi/Universal puisque ici, c’est tout: c’est l’eau, c’est l’entertainment…"
Stop ou encore
Si l’utopie prime, ne reste que l’espoir devant l’inéluctable. Un sentiment qui alimente le groupe, qui lui confère cette pertinence dont il doute tant. "Il y a deux solutions: soit tu tombes dans le cynisme, soit tu continues d’être en lutte. C’est plus facile d’être cynique, mais ça ne mène à rien. Là aussi il y a questionnement permanent. Ce n’est pas une foi en l’humanité, car la foi n’admet pas le questionnement. C’est de la construction. Et il y a beaucoup de gens à qui on ne peut pas en vouloir de renoncer… Le renoncement, je le comprends, je suis toujours tenté par ça, en permanence. Mais on peut faire partie de quelque chose qui influe sur la couleur du monde, ne pas laisser les merdes se développer, ou on peut se vautrer dedans. Le choix est là", croit le chanteur.
À 25 ans, déjà, cet attrait du renoncement séduisait Bertrand Cantat. Il croyait fermement qu’à cet âge, il n’était plus raisonnable de chanter. L’homme dont on a déjà qualifié le charisme d’"encombrant" ne s’est pas tu pour autant. "J’ai dit ça, moi?" rigole-t-il. "Le temps passe beaucoup plus vite qu’on le croit au début, réplique-t-il. De toute façon, le terme raisonnable me convient assez peu; je ne sais pas ce qui est raisonnable ou pas. Ce qui est important, c’est de continuer d’explorer, de se balader dans tout ça… Et de continuer de ressentir. Quand tu ne ressens plus rien, ce n’est pas la peine."
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