Yann Tiersen : Phare breton
Musique

Yann Tiersen : Phare breton

Révélé au monde entier par la B.O. du film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, le multi-instrumentiste breton YANN TIERSEN n’a pourtant rien d’un compositeur de cinéma. Homme de paradoxes, il est un musicien qui se prend parfois pour un chanteur et un grand timide qui est aussi un artiste  engagé.

Au mois de juin dernier, la France était plutôt mal en point. La débandade politique qui avait suivi le premier tour des élections présidentielles, malgré l’espoir de mobilisation suscité par des manifs aussi spontanées que désespérées, annonçait des jours sombres pour l’Hexagone. Le sort, qui trouve toujours le moyen de nous épater, avait aussi voulu que l’escadron de footballeurs "black, blanc, beur", seul capable de sortir le pays du marasme, se fasse éjecter de la Coupe du monde. Bref, tout allait au plus mal. "C’était mérité; on a été pourris", lance sèchement Yann Tiersen, joint au téléphone peu après la défaite de l’équipe de Zidane.

On laissera bien vite de côté les discussions sportives, qui ne semblent pas au coeur des priorités du compositeur, mais on parlera beaucoup de la situation politique française, puisque Tiersen, musicien d’ordinaire si discret, est monté aux barricades en organisant une série de concerts contre l’extrême droite. Symbole malgré lui d’une France d’une autre époque, en raison de son rôle de compositeur de la musique du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Tiersen est pourtant un homme du présent, et sa musique l’est tout autant. Il est également, malgré son apparente nonchalance, un homme d’action.

"Au lendemain du premier tour des présidentielles, j’ai décidé de faire quelque chose. J’en ai parlé à des amis: Dominique A, les Têtes Raides, Noir Désir et autres, et on a décidé de faire une tournée où on jouerait dans des salles mais surtout dans les bars et dans la rue. Dans notre travail, on est assez isolés, alors la seule façon de communiquer notre dégoût de la situation politique, c’était d’aller voir les gens face à face et d’engager un dialogue avec eux. Tu sais, beaucoup de villages qui ont voté pour le Front National ne connaissent pas de véritables problèmes sociaux. Mais leur fenêtre ouverte sur le monde, ce sont les programmes de TF1, alors ça donne des horizons assez limités. C’est pourquoi j’ai envie de tourner dans des zones rurales, de rencontrer des gens, simplement pour leur montrer qu’il y a autre chose. Aller les voir et discuter de la pluie et du beau temps, c’est déjà un geste politique."

Parcours
Il y a quelques années, pareille mobilisation aurait été impensable. D’une part parce que le contexte social ne s’y prêtait guère, mais aussi parce que Yann Tiersen n’était qu’un sombre inconnu. Son premier album, La Valse des monstres, paru en 1995, n’avait même pas mérité l’appellation de succès confidentiel. Son successeur, Rue des Cascades, ne fera guère mieux. "Ce qui est amusant, c’est que plusieurs morceaux de ces albums se sont retrouvés sur la B.O. d’Amélie Poulain. Ça m’a quand même fait plaisir de voir que des années plus tard, cette musique avait fini par rejoindre autant de monde alors qu’à leur sortie, j’avais dû en vendre 2000, tout au plus", ricane Tiersen.

On retrouve déjà sur ces disques, ainsi que sur Le Phare, qui s’avérera être l’album de la consécration, la recette unique du multi-instrumentiste breton. Yann joue de presque tout: violon, piano, accordéon, piano jouet, mélodica, clavecin, etc. et accouche d’une musique presque entièrement instrumentale, qu’on peut difficilement qualifier autrement que d’"inclassable" (c’est du moins la catégorie où l’a placée Le Dictionnaire du rock).

Dans ses compositions évocatrices, qui sont parfois de simples petites ritournelles presque enfantines ou encore des valses, on entend aussi clairement le bruit du vent dans les haubans, des pas sur le pavé, la plainte d’une corne de brume, ou le clic-clac régulier d’un dérailleur de bicyclette. Les bruits du quotidien, quoi. (L’une des pièces de Rue des Cascades ne s’appelait-elle pas, justement, La Vie quotidienne?) "J’ai toujours aimé ça, confirme Tiersen. Sur Le Phare, par exemple, il y a un morceau qui s’appelle Le Quartier. J’ai enregistré ça un dimanche soir alors qu’il y avait des gamins qui jouaient dans la rue, et le bruit qu’ils faisaient me dérangeait. J’ai donc décidé de sortir les micros et de l’intégrer à la chanson. Lorsque je fais ça, c’est pour préciser l’atmosphère d’un morceau; ce n’est pas simplement décoratif."

De La Valse des monstres, album solitaire, au récent L’Absente, truffé de collaborations (Lisa Germano, Natacha Régnier, Dominique A, Neil Hammon, etc.), Tiersen a connu un parcours peu commun. Ancien élève du Conservatoire devenu rocker, il avait renoué avec l’instrumentation acoustique en entamant sa carrière solo. Puis, sur le mini-album Tout est calme, il était revenu, en compagnie du groupe Married Monk, à une approche plus électrique, qui refait parfois surface lorsqu’il monte sur scène. "Mais je ne me considère certainement pas comme un rocker, parce que je ne sais pas trop ce que ça veut dire. C’est évident que c’est le rock qui m’a donné envie de la musique, j’ai joué pendant assez longtemps dans un groupe qui faisait des trucs bourrins. Quand je me suis mis à travailler seul, avec des instruments plus acoustiques, je n’avais pas l’impression de me lancer dans quelque chose de radicalement différent. La forme a changé, mais l’intention et l’émotion sont toujours demeurées les mêmes."

La dernière fois qu’on l’a vu en concert, Tiersen en était à une nouvelle étape de son processus évolutif. Accompagné du groupe de neuf musiciens qui sera aux Francos de Montréal, il s’était aussi payé le luxe d’inviter sur scène un grand orchestre, histoire de reprendre quelques-uns des morceaux plus ambitieux de L’Absente. "L’ennui, c’est que c’est lourd à transporter, un orchestre, alors c’est un concert qu’on ne donne pas très souvent. À neuf sur scène, j’essaie toujours de garder une certaine liberté, de faire des morceaux à trois musiciens, voire seul. Avec l’orchestre, j’utilise la même approche et je n’étends pas des cordes partout. Mais à certains moments, c’est merveilleux de pouvoir s’appuyer sur quelque chose d’aussi gros; l’émotion peut être vraiment plus grande."

Un coup de pouce du destin
Si Le Phare a révélé Tiersen au public français, c’est grâce au succès planétaire du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain qu’il est devenu un phénomène international. Initiation idéale au travail du Rennais, cette B.O. est en fait une espèce de best of déguisé, puisque Jean-Pierre Jeunet a pigé dans tous ses albums pour illustrer le Montmartre d’Amélie. "C’est ça! Ça aurait dû s’appeler: Morceaux choisis par Jean-Pierre Jeunet, lance Yann en rigolant. En fait, lorsque j’ai vu le film au montage, Jean-Pierre avait déjà placé quelques-uns de mes morceaux dedans. Ensuite, je suis retourné chez moi et j’ai composé un tas de trucs dans lesquels Jean-Pierre a choisi ce qu’il voulait. Je n’ai jamais eu de contraintes, ni de directives de sa part. En fait, je ne fais pas de musiques de films à proprement parler; je dirais même que je ne sais carrément pas travailler sur des images. Pour moi, la musique, c’est quelque chose d’abstrait, ça ne devrait jamais être illustratif."

Pourtant, ce n’est pas la première fois que la musique de Tiersen sert à des films. Elle avait déjà été remarquée dans La Vie rêvée des anges; et après le succès d’Amélie, pleinement confirmé par les ventes de l’album, on se dit que les offres doivent pleuvoir… "Ben non, justement. Aujourd’hui, ma musique est tellement associée à Amélie que plus personne n’appelle! Au fond, c’est aussi bien comme ça: comme je le disais, faire de la musique de film, ce n’est pas mon métier et ça ne m’intéresse pas vraiment."

Reste que, marketing oblige, c’est sous la bannière fédératrice d’Amélie que les Francos vendent le concert de Tiersen, ce qui ne manque pas d’agacer le principal intéressé. "Si les gens sont déçus, tant pis. Mais en général, ils sont contents de découvrir autre chose que l’univers du film. En fait, ce serait malhonnête de me présenter comme ça et de n’interpréter que des morceaux d’Amélie, car il s’agit pour la plupart de mes anciens morceaux; aujourd’hui, je suis complètement ailleurs. J’ai évolué et je pense que c’est à ça que les gens devraient s’attendre."

Le 3 août, à 21 h
Au Métropolis