Dick Annegarn : Invitation au voyage
Musique

Dick Annegarn : Invitation au voyage

Chanteur inclassable aux confluents du blues et de la chanson française, Hollandais apatride, grand voyageur, "ethnocentrique itinérant", DICK ANNEGARN n’a sa place dans aucune catégorie musicale. Tant mieux.

Sur disque, la voix de Dick Annegarn ne vient pas équipée de poignées ergonomiques auxquelles l’auditeur peut s’accrocher en tout confort. Au mieux, elle offre des aspérités que seuls les alpinistes chevronnés arrivent à agripper. En interview, c’est pareil: sa voix grave, au timbre graveleux, se déroule comme un petit sentier de campagne caillouteux au détour duquel on trouve des fleurs d’une beauté renversante. Comme la plupart des non-francophones qui ont embrassé la langue de Molière, le Hollandais d’origine (né à La Haye en 1952) ponctue son discours de ces perles de poésie parfois involontaires qui ont de quoi étonner le francophone normalement constitué. Rencontré dans un café parisien, il discute d’Un’ombre, son récent album au titre ambisexuel qu’il explique ainsi: "C’est pour créer un quiproquo. Je ne sais toujours pas si ombre est féminin ou masculin; c’est comme les anges, des choses qu’on devine mais qu’on ne voit pas, parce que quand on se retourne, elle n’est plus là. Il y a aussi une signification qui rejoint mon côté homo sensible, ça évoque hombre, en espagnol."

Son statut d’alien a permis à Dick Annegarn de torturer la syntaxe française à sa guise au cours des 30 dernières années, ce qui colle à merveille à ses musiques atypiques, où s’enchevêtrent blues et musiques du monde. Jongleur du langage et des sons, l’homme est aussi un pataphysicien patenté (il n’hésite pas à employer l’expression "ouvroir potentiel" à tout propos et a déjà écrit une chanson intitulée Ubu).

Pour Un’ombre, troisième disque studio de sa "deuxième carrière" (à la fin des années 70, dégoûté du milieu de la musique, il avait raccroché sa guitare), Annegarn a finalement enregistré Taxi, Le Puy de Dôme, Soleyman, des chansons qu’il traînait avec lui depuis des années. Un prétexte comme un autre de l’interroger sur sa façon d’écrire, histoire de l’entendre parler des carnets jaunis qui doivent s’empiler dans ses tiroirs. "Au contraire, je ne garde pas de chansons dans mes fonds de tiroirs! s’exclame-t-il. Pour moi, si une bonne idée ne survit pas à une nuit de sommeil, ce n’est pas une bonne idée. Je pense à une chanson, je dors, et si elle est encore dans ma tête au réveil, elle finira bien par sortir."

Des paroles qui allaient s’avérer prophétiques, puisque mon MiniDisc, chargé de graver dans le plastique cette édifiante conversation, a décidé de rendre l’âme au moment même où elles furent prononcées. Du coup, on s’est dit que cette logique s’appliquait aussi sûrement aux interviews…

De mémoire, il fut beaucoup question d’Un’ombre, album exigeant, à la fois blues et moyen-oriental, aux arrangements tout en cuivres, réponse aux cordes luxuriantes étalées par Joseph Racaille sur le superbe Approche-toi. Il fut aussi question de voyages, passion première d’Annegarn, qui, paradoxalement, a composé et enregistré Un’Ombre en sédentaire presque ermite, dans son nouveau lieu de résidence, un bled perdu de 40 âmes au pied des petites Pyrénées. "C’est un endroit assez magique, lance ce bourlingueur invétéré, qui a déjà passé une bonne partie de sa vie dans une péniche et qui annonce son intention de finir ses jours dans ce Maroc qu’il aime tant. Le matin, lorsque le village baigne dans la brume, j’ai l’impression de vivre à l’intérieur d’un poème chinois. C’est aussi un endroit merveilleux pour goûter le silence, qui me permet de mieux apprécier ce qu’est la musique. La musique, c’est partout: c’est le vent entre les arbres, c’est le bruit des enfants qui jouent."

Sur disque, il y a en effet quelque chose de pastoral, mais aussi une sagesse empreinte d’une certaine tristesse, comme si le quinquagénaire était arrivé au bout de quelque chose. "Mais ce n’est pas plus triste que mes premières chansons que tout le monde trouve comiques: prends Mireille, Sacré Géranium ou même Les Éléphants: tout le monde meurt là-dedans!" lance-t-il en rigolant. Mais sur scène, comme on l’a constaté au New Morning de Paris, en avril dernier, Annegarn est toujours cabotin à l’extrême. Lorsqu’il n’était pas en train de raconter des histoires absurdes, il se moquait du public de première dont nous faisions partie, lançant des vannes aux détenteurs de billets exonérés qui composaient une bonne partie de l’auditoire. Au lendemain du concert, il en remettait sur les critiques et autres parasites du milieu. "Vous, les gens de l’industrie, vous êtes des spectocrates. Vous êtes perdus parce que vous faites de la culture aux heures de bureau et du bureau aux heures de culture!" Qu’est-ce qu’on vous disait? Lorsqu’il ne lance pas des gerbes poétiques, Annegarn pond des aphorismes à la vitesse de l’éclair. Si vous en manquez un ou deux lors de son premier concert, rassurez-vous: il y en a deux, juste pour être sûr que vous aurez tout compris.

Les 2 et 3 août, à 20 h 30
Au Club Soda