Bob Dylan : Papy fait de la résistance
Musique

Bob Dylan : Papy fait de la résistance

Oscillant entre le dégoût et le sublime, BOB DYLAN n’a cependant jamais cessé de surprendre, de s’illustrer dans le monde de la musique populaire en tant que pionnier puisant dans le folklore une inspiration parfois vacillante, mais jamais éteinte. Rencontre avec un ami, une connaissance et un exégète: trois biographes qui expliquent ce qui, après toutes ces années, pousse Dylan à reprendre inlassablement la route. Like a Rolling Stone.

Demi-mort

1991. Trente ans après avoir quitté sa ville natale de Duluth au Minnesota pour atterrir à New York et, presque instantanément, devenir la révélation folk découverte par John Hammond qui allait ravir le monde, Bob Dylan recevait un Grammy pour l’ensemble de sa carrière. Un honneur amplement mérité vu son incalculable apport à la musique populaire.

Mais visiblement égaré dans les limbes depuis sa tournée avec Tom Petty au milieu des années 1980, il était apparu sur scène chancelant, erratique, le teint livide, l’air à demi-mort. Quelques paroles lancées en l’air à propos d’un conseil que lui aurait donné son père, un long silence malaisé, une conclusion hasardeuse à propos de la reconnaissance de Dieu, une absence de remerciements concluant l’affaire en plus d’une prestation de Masters of War – en pleine guerre du Golfe – au degré zéro de la performance scénique: tout semblait terminé. À 50 ans, Bob Dylan avait plus l’air d’un zombie sous-vitaminé que du vif artiste contestataire qu’il avait jadis incarné.

Le génie créateur, le barde issu de la beat generation, le poète visionnaire dont les textes étaient révérés comme s’il s’agissait de paroles divines avait-il finalement baissé les bras? Ses albums de l’époque, à l’exception de Oh Mercy, étaient des échecs commerciaux et critiques, sa tournée avec les Grateful Dead, un moment à oublier. L’auteur d’innombrables chefs-d’oeuvre dont les Freewheelin, Highway 61 Revisited, Blonde on Blonde, Nashville Skyline, Blood on the Tracks ou Desire avait-il, à force de vouloir se sauver de lui-même, fini par se perdre?

"Je me souviens d’un concert à cette époque où il avait joué ses chansons à toute vitesse, il ne disait rien entre les pièces, s’en débarrassait le plus vite possible, sans aucune espèce de mélodie. J’étais terrorisé. Un ami avec qui j’étais allé voir le concert m’avait lancé: "On dirait qu’il ne comprend pas la portée de ce qu’il chante, qu’il essaie de détruire son propre travail"", raconte Anthony DeCurtis, journaliste émérite au magazine Rolling Stone et analyste de l’oeuvre de Dylan. Comme tant d’autres avant lui, Dylan semblait, quoique toujours vivant, avoir creusé sa propre tombe et s’y être enterré. Mais c’était bien mal connaître Dylan que de le considérer comme irrécupérable, lui qui, à travers sa carrière, n’a cessé de surprendre, d’apparaître là où on l’attendait le moins.

Résurrection
Cette fois, c’est sur le chemin de la rédemption qu’allait s’illustrer Bob Dylan. Rien à voir avec l’étrange et controversée renaissance chrétienne de Slow Train Coming (1978), mais plutôt avec un retour aux sources qui devait le ramener à son désir premier: celui de figurer à l’obscur panthéon des chanteurs folk et blues de l’Amérique, quelque part entre Woody Guthrie et Robert Johnson. "Ce qui lui a permis de se retourner, avance DeCurtis, ce sont les deux albums de folk qu’il a faits après [Good as I Been to You en 1992 et World Gone Wrong en 1993]. En se plongeant dans ces chansons qui l’avaient transporté au tout début de sa carrière, il s’est redécouvert une identité: celle du troubadour, du vieux bluesman issu d’une longue tradition musicale qui jouait le plus simplement pour son public. C’est ce qui s’est aussi manifesté sur les albums lorsqu’il s’est remis à écrire. Sur Time Out of Mind, il semblait n’avoir qu’un pas d’avance sur la Grande Faucheuse [atteint d’une péricardite et d’une pneumonie, Dylan avait frôlé la mort] et aussi sur Love and Theft où il erre à travers les étranges contrées de la musique américaine traditionnelle. Dès le moment où il a réalisé où se trouvaient ses racines, tout s’est mis en place et prenait son sens."

Larry "Ratso" Sloman, auteur de On the Road with Bob Dylan (ouvrage entièrement consacré à la tournée du Rolling Thunder Review qui amena Dylan, Baez, Phil Ochs, Roger McGuinn et Ginsberg à Québec en 1975), est du même avis et ajoute qu’on peut dresser certains parallèles entre cette époque et aujourd’hui. Reclus depuis son accident de moto de 1966, Dylan revenait alors à New York, fréquentait à nouveau les bars et cafés de la vieille scène folk qu’il avait désertés depuis une décennie, arpentait les avenues à la recherche de musiciens qu’il abordait et invitait au studio: les rues de la ville et les autoroutes du pays l’appelaient et il répondait. Selon l’auteur et ex-journaliste de Rolling Stone, le même appel se manifeste aujourd’hui. "Je l’ai rencontré lors de son plus récent spectacle à New York, raconte Sloman qui entretient toujours un fort lien d’amitié avec le musicien, et même s’il est habituellement très nerveux lorsqu’il joue à New York, il semblait très à l’aise. Je lui ai parlé en coulisses et il a passé deux bonnes heures après le spectacle à discuter avec tout le monde là-bas, ce qui est assez révélateur de son état d’esprit actuel. Il se sent visiblement très bien aujourd’hui. Ce qui l’anime maintenant? C’est exactement ce qui l’anime depuis le tout début et ce qui l’excitait à propos du Rolling Thunder Review: transmettre une vision, la partager par la musique, le spectacle, la performance. Ginsberg parlait de lui comme d’un troubadour, d’un barde, et je suis convaincu que, comme ces personnages symboliques auxquels on l’a si souvent comparé, il continuera tant qu’il le pourra."

Contribuant à cette renaissance, le tournant du siècle dernier allait d’ailleurs s’avérer une époque aussi prolifique que grandiose. Plutôt que de se voir honoré pour l’ensemble de sa carrière, c’était pour son travail actuel que Dylan recevait enfin des prix. Time Out of Mind (1997) était couvert de Grammys (album de l’année, meilleur album folk contemporain) alors que Dylan se voyait octroyer le titre de chanteur de l’année. Devaient suivre un Oscar pour la meilleure chanson de film en 2001 (Things Have Changed, pour le film Wonder Boys) et Love and Theft, un album de retour au blues, country et bluegrass acclamé par la critique. Non seulement une énième consécration, mais la confirmation d’un retour à la vie et à l’écriture. Et Bob Dylan, âgé de 61 ans, de reprendre inlassablement la route, répondant encore une fois à l’appel du troubadour.

Mystère et vérité
Il est sans doute plus facile d’envisager Bob Dylan comme un monument qu’en tant qu’artiste actif. D’autant plus que lorsqu’on évoque le nom de celui qu’on peut aisément considérer comme l’un des plus importants – sinon le plus important – artistes de chanson du XXe siècle, ce sont le plus souvent ses classiques de l’époque folk du début des années 1960 qui refont instantanément surface. Comme si 25 ans avaient été rayés de la carte. Des dizaines d’albums, des centaines de spectacles, des tournées entières et une demi-douzaine de revirements artistiques mis à l’index du souvenir collectif.

"Tu sais, s’il avait mis fin à sa carrière en 1965, nous serions encore là à discuter de son travail, avance Anthony DeCurtis. Le poids de l’oeuvre est tellement important, il a tellement fait que, lorsque l’on prononce son nom, cela provoque une avalanche de références, de données, qui rend excessivement difficile de le concevoir en trois dimensions, les pieds sur terre, et d’observer le phénomène comme étant toujours en marche. Même dans les critiques de ses albums récents, tous deux très bons, on a l’impression que ce n’est pas le travail conscrit à l’intérieur de ces disques qu’on juge, mais l’ensemble de sa carrière. Je comprends pourquoi on pense comme ça, poursuit-il, il a changé le visage de la musique américaine, a influencé et influence toujours d’innombrables musiciens, mais une des choses qui en ont fait un des plus mystérieux personnages contemporains est justement son refus d’être congelé dans une époque, dans un genre. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui la terrible popularité de Dylan dans les années 60, ça le terrifiait, il craignait qu’on l’assassine. Il y a des gens qui lisaient ses textes comme s’il s’agissait de passages de la Bible, comme s’ils étaient une forme de guide pour l’existence. Ça explique pourquoi il se sauvait constamment de sa propre légende, créant, comme je le disais, une forme de mystère autour de lui."

Une autre part du mystère réside dans ce refus total de la part de Dylan de commenter ses textes, d’en donner les clefs. Cauchemar des journalistes (voir l’excellent documentaire Don’t Look Back de 1965), cette abnégation alimentera sa légende. Paradoxalement, Dylan n’aura jamais cherché autre chose qu’une forme de vérité et de pureté dans ses chansons, et non pas à mystifier.

"At dawn my lover comes to me

And tells me of her dreams

With no attempts to shovel the glimpse

Into the ditch of what each one means

At times I think there are no words

But these to tell what’s true

And there are no truths outside the Gates of Eden."
Gates of Eden
"C’est une forme de vérité viscérale que cherche toujours Dylan, une vérité qui se ressent dans tout le corps, croit Paul Williams, auteur de nombreux ouvrages à propos du chanteur qu’il a côtoyé, dont les deux fabuleux volumes Bob Dylan as a Performing Artist, The Early Years et The Middle Years [au moment de l’entretien, Williams entreprenait l’écriture d’un troisième volume]. Je crois qu’il vit surtout cette expérience en spectacle. Non pas chaque fois où il monte sur scène, mais il y a des moments où il sent une vérité qui, pour lui, est très satisfaisante car elle est son point de référence. Il s’agit du même type de vérité qu’il retrouvait dans les enregistrements de chanteurs de blues. Ses aspirations sont toujours de faire une musique qui ait la puissance et les qualités de celles qui le renversent en tant qu’auditeur. Pourquoi continue-t-il de jouer, de monter sur scène? Parce qu’il y vit cette expérience qui le traverse et le transit."

DeCurtis conclut: "Dylan est devenu exactement ce qu’il aspirait à devenir étant jeune: un vieux sage, identique à ceux qu’il imitait lorsqu’il a débuté. Il est devenu la référence."

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