Alain Bashung : Le temps qui passe
Musique

Alain Bashung : Le temps qui passe

L’Imprudence , 11e album d’Alain Bashung, est un véritable pied de nez aux conventions. Un disque touffu, intemporel et essentiel, sur lequel l’auteur a bien voulu lever un coin de voile.

Même lorsqu’on le joint au téléphone, Alain Bashung reçoit à l’hôtel. Une vieille habitude qu’il reprend à chacune de ses tournées de promotion, une façon de s’afficher en terrain neutre face aux interviewers-inquisiteurs. "Quand je suis ici, tout le monde se sent à l’aise parce qu’il n’y a pas de parti pris, affirme l’Alsacien de son timbre à la fois grave et étrangement enjoué. Ça facilite la communication parce que personne n’est là pour impressionner l’autre."

Et pourtant, comment ne pas être impressionné par cet extraterrestre de la chanson française dont les productions atypiques sont systématiquement reçues comme autant de chefs-d’oeuvre? Comment ne pas vaciller à la suite de l’écoute de L’Imprudence, 11e disque colossal, abyssal, labyrinthique? Car sachez-le tout de suite, n’entre pas qui veut dans cette forêt de ronces. L’Imprudence est un disque dur et dense, jusque dans cette pochette, austère, presque hostile, où le chanteur en noir et blanc semble transformé en statue de (triste) cire. "C’est vrai que sur la photo, je me tiens assez droit et qu’on dirait une statue; alors que sur le précédent (Fantaisie militaire), j’étais étendu à moitié dans l’eau et on ne savait pas si j’allais couler ou ressurgir, acquiesce Bashung. Peut-être que, consciemment ou non, les deux albums se répondent. Quant au noir dont tout le monde me parle, c’est un choix purement esthétique qui doit beaucoup à la vision du photographe, car je ne tenais pas spécialement à illustrer l’album de façon trop particulière. Vous savez, les idées viennent souvent après coup; c’est là que j’arrive à mettre une explication sur les choses que je fais. Mais ça a à voir avec le romantisme, quand même… un romantisme d’une autre époque…"

Bien que l’album soit résolument moderne (les touches électroniques du groupe suisse Mobile in Motion y servent de contrepoint aux luxurieux arrangements de cordes), il s’y dégage en effet une sorte de nostalgie très 19e siècle; un romantisme de cimetière où Oscar Wilde se serait senti à son aise. "Oui, c’est de là que vient le titre, précise Bashung. On peut ramener ça à nos préoccupations actuelles, bien sûr, mais l’imprudence qui m’intéressait, c’est celle d’il y a deux siècles, celle qu’on retrouvait dans les rapports amoureux, cette tension du premier regard. Vous savez, on pouvait se tuer pour un regard en ces temps-là… Ce n’est pas passéiste, c’est comme un cinéaste qui raconte une histoire ancienne pour mieux éclairer l’époque dans laquelle il vit. Comme Kubrick qui fait Barry Lindon, par exemple. Le passé doit toujours être un peu présent quelque part, non?"

Époque opaque
Au fil des albums, Alain Bashung semble de plus en plus détaché des conventions de la pop et de plus en plus décalé par rapport à son époque. Et pourtant, ses chansons – qui ne s’embarrassent guère des structures traditionnelles et sur lesquelles Bashung parle plus qu’il ne chante – évoquent aussi la modernité dans tous ses excès, comme dans ce triste Dimanche à Tchernobyl. "Je n’ai pas de préférence pour telle ou telle période de l’Histoire; je pense que peu importe l’époque où j’aurais pu me trouver, je me serais senti décalé, affirme le chanteur. Je n’ai donc pas de nostalgie… Mais est-ce qu’on n’est pas tous décalés?" s’enquiert-il.

C’est peut-être ce qui explique que ses albums récents risquent de vieillir avec élégance. C’est peut-être aussi pourquoi Bashung attire à lui des artistes marginaux et géniaux qui partagent le même univers. Sur L’Imprudence, on croise le pianiste Steve Nieve, complice d’Elvis Costello, dont les envolées évoquent parfois la violence de Mick Garson sur le Alladin Sane de Bowie. L’ami Marc Ribot aux guitares nous rappelle le rôle important qu’il a joué sur certains disques de Tom Waits, et son compatriote new-yorkais Arto Lindsay vient plaquer d’épileptiques accords. Frères de sang? "Complètement. Ce sont des gens qui paraissent bizarres pour certains, mais je les vois comme des cousins. On n’a pas besoin de s’expliquer grand-chose; on est heureux de se retrouver et je m’entends très bien avec eux parce qu’ils ont les mêmes besoins d’aventure que moi."

Parmi les autres collaborateurs, on retrouve également Christophe Miossec, qui signe le texte de Faisons envie, une complainte douce-amère qui en appelle à l’amour fou tout en annonçant sa mort. "Je n’ai pas encore fait le tour de cette chanson, avoue Bashung. On peut la prendre comme un trop-plein de lucidité ou alors la perte de toutes les illusions. Mais en même temps, ça peut être de la provocation. En fait, certaines phrases, très dures, tiennent presque du slogan. Je vois des gens qui sont épris l’un de l’autre aujourd’hui, et ils n’emploient pas un ton à la Verlaine. Pour ne pas s’ennuyer, ils se balancent des piques, ils se provoquent; mais c’est pour mieux se retrouver sur l’oreiller, non? C’est le ton de notre époque, c’est tout. Et mes chansons ne sont que des chansons, elles n’offrent pas de solutions…"

À l’exception de ce seul texte signé Miossec, le reste du terrain de jeu lexical est à nouveau occupé par l’incontournable Jean Fauque, grand dribbleur de phonèmes devant l’Éternel, dompteur de métaphores de haut vol. L’Imprudence recèle d’innombrables jeux de mots truffés de doubles sens ("Tu sauras où l’acheter, le courage", sur Mes bras), d’allitérations aériennes ("Qu’on me dispense du son des leçons", sur Noir de monde) et de doux glissements de terrain langagiers. ("J’harangue les sardines" (!) Relisez-la deux ou trois fois, en écoutant Un dimanche à Tchernobyl, celle-là…). On pourrait vous enfiler un véritable collier de perles noires en mettant bout à bout ces éclairs de génie (tiens, parce qu’elles sont trop belles, mentionnons encore "Je me tue à te dire qu’on ne va pas mourir" ou encore "Le temps écrit sa musique sur des portées disparues") au fil desquels Bashung et Fauque ont placé quelques personnages glanés au fil des époques. D’Abel Gance à Marie-Jo Pérec, en passant par Machiavel et Harvey Keitel. "Ce sont des fantômes qui marchent à mes côtés; de penser à eux, de voir leur photo, ça me donne des forces, explique Bashung. Ils font partie des éléments de l’essence qu’il faut mettre dans le moteur de la création. Et puis, j’ai du mal à saisir cette histoire de temps. J’ai visité des pays où la notion du temps est tout autre. Dans les pays dits civilisés, on se fait une idée très précise du temps qui passe; on refuse de discuter différemment selon ce qu’on vit, où on habite. J’essaie d’aller contre cette certitude."

Avec une intégrale en préparation, un recueil de textes de chansons qui vient de paraître et un concert d’éloges qui tient presque du panégyrique funèbre, on pourrait croire que le chanteur de 56 ans vit avec la dure réalité du temps qui passe, mais rien ne pourrait être plus faux: "Je sais, ça fait un peu mausolée tout ça, mais ça va aussi me permettre de faire du ménage dans mes anciens morceaux. De plus, ça rejoint ce que je disais sur le temps: on écoute d’anciens disques sans penser qu’ils sont anciens; ils évoquent des sentiments sans âge." C’est ainsi qu’on réécoutera les disques de Bashung, dans 10 ou 20 ans. Avec la certitude qu’ils ne vieilliront jamais. Toujours intemporels, toujours imprudents.

L’Imprudence
(Barclay/Universal)