Les États-Unis déchirés : Où vont les faucons américains?
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Les États-Unis déchirés : Où vont les faucons américains?

Aux États-Unis, l’organisme Project for a New American Century prône ouvertement l’hégémonie américaine pour le bien de l’humanité. En ces temps d’insécurité, la démocratie doit être répandue à coups de canons au besoin, croient ses partisans. Loin d’améliorer le sort du monde, cette philosophie risque de le précipiter dans l’apocalypse, répondent ses adversaires. Nous avons interrogé les protagonistes.

Pax americana
Sur le déclin, l’Empire américain, comme le prévoient plusieurs auteurs? Rien n’est moins sûr, et moins souhaitable, pour les penseurs du Project for a New American Century (PNAC), véritable think-tank néoconservateur dont les Rumsfeld, Cheney et Wolfowitz sont des membres illustres.

Le directeur du PNAC, Gary Schmitt, est formel, c’est un devoir pour les États-Unis d’utiliser leur puissance pour accroître paix, sécurité et démocratie dans le monde. Et tenez-vous-le pour dit: la guerre contre l’Irak est juste et n’est qu’une première étape vers un monde purgé de la tyrannie, libre et prospère. Schmitt part d’un raisonnement simple: les démocraties ne se font pas la guerre, donc, plus il y en aura, plus le monde sera en sécurité. "Il faut saisir les occasions de changer les régimes dangereux en démocraties, par les armes ou d’autres formes de pressions", dit-il en se disant convaincu que les autres pays comprendront tôt ou tard le bien-fondé des actions américaines.

L’argument qui veut que les Américains soient hypocrites et n’agissent que dans leur propre intérêt afin de faire main basse sur les gisements pétrolifères irakiens est fallacieux et stupide, dit Schmitt. "Le 11 septembre, s’ils avaient pu, les terroristes auraient tué 300 000 personnes. Bush croit qu’il faut transformer le Moyen-Orient; car tant qu’on n’aura pas réformé certains régimes, les foyers terroristes existeront."

Cela impliquera-t-il des actions militaires en Iran ou en Syrie, par exemple? "Il y a du travail à faire dans ces pays. La population iranienne est très mécontente du régime islamiste. De plus, l’Iran a supporté les terroristes et se rapproche de l’arme nucléaire. Dans les mois à venir, l’administration Bush devra donc évaluer si on pourra réformer ce pays de l’intérieur ou bien s’il faudra effectuer des opérations militaires contre ses installations nucléaires. Quant à la Syrie, elle aura très peur de ce qui est arrivé à Saddam, sans oublier la Corée du Nord, qui possède l’arme nucléaire…" avertit Schmitt.

Multilatéralisme, façon américaine
Se défendant de prôner l’unilatéralisme, Schmitt fait plutôt porter le blâme à l’ONU, cette institution qui a déjà largement fait la preuve de son inefficacité et de son impuissance. "L’ONU opère par consensus, et chaque pays y défend ses intérêts. Elle est donc inefficace pour s’occuper d’enjeux cruciaux pour la sécurité du monde. Mais, rejeter l’ONU n’est pas rejeter le multilatéralisme qui, pour nous, s’exerce avec nos alliés de l’OTAN. La sécurité et la prospérité mondiales sont toujours bien mieux assurées par une coalition de pays libéraux et démocratiques qui savent ce qui est bien."

Les États-Unis en guerre sainte?
Et si les États-Unis aussi avaient leurs partisans du Djihad? Dans sa parution du 10 mars dernier, le magazine Newsweek publiait un dossier sur la ferveur religieuse de W. Bush et notait que si les présidents sont tous très pieux, Bush se distingue par le fait qu’il croit fermement ne faire que la volonté de Dieu en politique étrangère. Cette confusion de plus en plus évidente entre le politique et le religieux est très dangereuse, estime en entrevue téléphonique Lewis Lapham, rédacteur en chef du magazine Harper’s et auteur du livre Le Djihad américain. Ceux qui font des gorges chaudes à propos des islamistes devraient aussi surveiller ce qui est en train d’arriver aux États-Unis, car si les intérêts géopolitiques et économiques sont à considérer, les fondements de l’entreprise irakienne sont religieux. "Les Américains aiment à se croire vertueux en tout temps. Mus par cet esprit messianique de convertir à la démocratie l’Irak, l’Iran, la Syrie et autres pays, les faucons américains se croient avant tout en mission pour purger le mal de la surface du globe; c’est dangereux car il n’y aura pas de fin prévisible…"

Le mythe du Far West
Où cela nous mènera-t-il? Doit-on imposer la démocratie par la force? Est-ce vraiment là un gage de sécurité? Plusieurs en doutent, même aux États-Unis, où il n’y a pas que les Michael Moore ou Susan Sarandon qui craignent maintenant les faucons américains, mais des intellectuels et même des militaires…

En introduction de son livre Encore un siècle américain?, Nicholas Guyatt, chercheur à l’Université de Princeton, écrit que les Américains demeurent sous l’empire d’un paradoxe essentiel, à savoir que "l’immensité de leur influence et de leur puissance est la source même de leur faiblesse". Ainsi, Guyatt croit que l’administration américaine actuelle joue à un jeu très dangereux. Après la chute de l’Union soviétique en 1991, les Américains ont raté la chance de participer à l’établissement d’un système multilatéral pour leur plus grand bien. Or, les Américains sont passés maîtres dans l’art de se méprendre sur leurs intérêts. "On n’a pas un grand sens de l’histoire ici, on réfléchit à courte vue. Depuis 1945, nous utilisons l’ONU comme instrument de légitimité quand bon nous semble. Mais les gens du PNAC tiennent maintenant le langage d’un shérif du Far West au XIXe siècle. Ils s’inspirent de ce mythe pour tout régenter et faire leur loi. Le plus bizarre est qu’ils ont foi en ce que le monde entier attend la puissance américaine comme une libératrice. Mais voyez ce qui se déroule en Irak…

"Bien sûr, à court terme, les États-Unis n’ont pas intérêt à coopérer avec l’ONU, car elle est un mécanisme de contrepoids entre petits et grands pays. Mais à long terme, le danger est d’ouvrir la voie à des critiques qui ne passeront pas par le filtre de l’ONU. Quand vous avez 40 % du budget militaire mondial, vous ouvrez la porte à des attaques non conventionnelles contre vous. Là est donc, à long terme, l’intérêt des Américains à coopérer; il en va de leur survie. Une prochaine attaque terroriste pourrait faire bien plus de 3000 victimes. Mettez-vous à la place des Iraniens ou des Nord-Coréens. Peut-être pensent-ils avoir toutes les justifications pour lancer eux aussi une attaque préventive contre les États-Unis. Le danger sera encore plus grand si un régime islamiste prend le pouvoir au Pakistan, qui possède l’arme nucléaire. L’enjeu majeur est maintenant d’éviter une apocalypse qui est très possible d’ici 20 ans…" analyse Guyatt.

Plus prosaïque, Paul Kennedy, directeur de l’International Security Studies à l’Université Yale et auteur du fameux Rise and Fall of the Great Powers, pense que les faucons américains qui voudront agir en Syrie et en Iran après l’Irak placeront l’Empire en situation dangereuse d’hypertension (overstrech est son concept clé).

Kennedy met en garde contre les ambitions d’imposer par une force militaire écrasante la culture et le mode de vie américains. "C’est une grave erreur de croire que tous sont en faveur du libre marché, de la culture et de l’idéologie américaines. Il y a beaucoup de résistance en France, en Chine ou au Moyen-Orient face à l’arrogance culturelle américaine."

Sagesse populaire
"Les États-Unis ne peuvent faire autrement que de jouer un rôle majeur. Mais la question est: Quel rôle doivent-ils assumer? Joueront-ils à l’avenir un rôle isolationniste et arrogant, ou coopéreront-ils? L’arrogance est corruptrice politiquement et culturellement. Dans leurs propres intérêts, les États-Unis devraient donc coopérer avec l’ONU", ajoute Kennedy.

Observateur extérieur, Louis Balthazar, titulaire par intérim de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM, est d’accord avec son confrère américain; l’enjeu n’est pas tant le pétrole que l’hégémonie américaine au coeur du Moyen-Orient, et les États-Unis jouent gros. "On est en face d’une politique de démesure qui témoigne d’une incapacité de prendre en compte les autres éléments de la puissance américaine qui ne sont pas militaires ou quantifiables. Et les idéologues au pouvoir sont moins prudents que ne l’étaient les réalistes comme Kissinger, qui pariaient aussi sur la puissance américaine, mais qui y allaient tranquillement et jouaient une carte à la fois. Or, l’histoire nous a montré que les empires qui n’ont pas de considération pour ceux qu’ils dominent ne durent pas. Aussi, je ne me souviens pas d’un moment dans l’histoire où le sentiment antiaméricain a été aussi fort."

Lorsqu’on lui demande s’il est conscient que ce sont les États-Unis qui commencent à faire peur au monde, Schmitt a cette réponse candide: "Vous avez raison. En théorie, il y a un danger qu’un pouvoir sans contrepoids déraille. Mais en pratique, il faut être malhonnête pour ne pas reconnaître que, depuis 100 ans, les États-Unis sont ceux qui ont travaillé le plus pour le bien, la justice et la prospérité mondiale. Notre bilan devrait donner confiance aux gens."

De mémoire, l’opération en Irak est historiquement la plus dénuée de légitimité, continue Balthazar. Se disant peu confiant que les faucons américains ne se limitent eux-mêmes, le politologue fonde ses espoirs dans le bon sens du peuple américain. "Il y a des freins dans ce pays, c’est encore le pays de la liberté, qui décerne un oscar à Michael Moore! Ils ont fait démissionner deux présidents, et ils rebondissent quand on dépasse les bornes."

"Seules d’importantes pertes humaines et un échec en Irak pourront arrêter les faucons dans leur mission divine", conclut Lapham. À la grâce de Dieu…