

Daniel Lanois : La nature des choses
Mégastar de la production discographique et musicien surdoué, DANIEL LANOIS était de passage à Montréal, en mars dernier, afin d’y présenter les chansons de Shine, son quatrième album. Lui, Dylan,U2 et ses ulcères… Entretien exclusif. ooo Gagnez Daniel Lanoie ooo
Claude Côté
3 mars, Cabaret, jour du spectacle.
Lanois n’a même pas terminé le raccord de sa pedal steel guitar qu’il vient à ma rencontre sur la petite mezzanine, en face de la scène. L’auteur de Jolie Louise et O Marie porte un t-shirt et une tuque noire, calée juste au-dessus des sourcils. La jeune cinquantaine, une hardiesse perceptible dans le regard, le musicien se prête volontiers au jeu de l’entrevue.
"Ce soir, pour seul accompagnement, j’aurai le batteur Brian Blade. C’est une occasion unique, occupé comme il est, et parce qu’il n’y a que nous deux. Pour combler le vide, j’ai rajouté un truc qui fait résonner les deux grosses cordes de ma guitare deux octaves plus bas. J’aime que le son de ma guitare soit perpétuellement primaire et cru, ça me force à creuser jusqu’au fond de la chanson."
Lanois a connu Blade lorsqu’il résidait à La Nouvelle-Orléans, une époque révolue:
"J’y ai réalisé plusieurs albums. En tant que jeune Canadien fasciné par la musique, je voulais aller à la source, où le jazz a pris forme, où les marching bands sont sexy, où le funk est né… great neighbourhood music…! Les gens là-bas accordent peu d’importance au facteur temps, c’en dit long sur la façon dont la musique est faite."
Lanois enchaîne quelques lignes de Fats Domino en battant la mesure du pied: "I found my thrill, on Blueberry Hill…"
"Il y a plein de rythmes à insérer dans une chanson comme celle-là, poursuit-il. Moi, je m’étais dit que la vie était trop courte, et que mon université, ce serait ça pour un bout de temps… Puis j’ai décidé de partir de La Nouvelle-Orléans, parce que j’ai senti que ce chapitre-là était terminé."
"En fait, évoque Lanois, il existe de grandes similarités entre ces musiques du Sud des États-Unis et celles que l’on entend au Québec. Je me rappelle encore mon enfance à Gatineau: le week-end, on sortait les violons, les plus vieux battaient la cadence des pieds! Les partys de cuisine, j’ai connu ça!"
Shine
"Moi, dit-il, j’enregistre tout le temps. Même si j’ai un disque qui paraît aujourd’hui, j’ai dans mes voûtes plein de trucs enregistrés, des débuts de chansons, des mélodies, des beats, c’est de cette façon que j’assemble mes chansons."
Les chansons de Shine sont d’une douce humanité. Lanois y répand des petits bonheur dès l’amorce d’I Love You, irréprochable hymne fédérateur.
"I Love You, c’est l’antidote aux temps incertains et complexes que l’on vit, où tout semble être une course perpétuelle jusqu’au moment où l’on se demande ce qui s’est passé et ce qu’il est advenu de l’illusoire récompense. La récompense passe peut-être par un ralentissement général, slow it down!"
"Slow Giving, poursuit Lanois, c’est ma propre interprétation du rôle que doit jouer un ange gardien, qui apparaît, l’instant de quelques conseils, pour éviter les erreurs", lance-t-il en riant. Dans le lot, j’ai finalement choisi les chansons les plus homogènes, celles qui reflètent le mieux ma philosophie et ma vie personnelle actuelle."
Exotisme
Plusieurs chansons de Shine ont été enregistrées à Mexico: "J’ai bien aimé New York dans mon itinéraire d’enregistrement, mais ce que je voulais, c’était être beaucoup plus au sud. Je voulais m’imprégner de la communauté latine, it’s the land of the new dreamers! s’emballe Lanois. Les Mexicains ont une culture plus près de la mort. Par ailleurs, ils ont un sens de la tradition: ils ne renient pas leurs vieilles chansons. Et puis, poursuit-il, cette ville a une grande sensibilité pour le psychédélique…"
"Je me suis aussi inspiré d’albums des années 70 que j’aime, des disques de David Bowie, de Brian Eno; le genre d’albums qui, lorsqu’on les écoute dans leur intégralité, nous donnent l’impression d’être allé quelque part."
Lanois espère d’ailleurs "que les chansons de Shine soient assez captivantes pour éviter qu’on saute d’une piste à l’autre".
Moment unique, le concert du Cabaret possédait une énergie brute. Il s’en dégageait un sentiment d’improvisation qui ne laisse pas entrevoir le son des chansons de l’album.
"Le disque est un médium, le concert en est un autre. Plusieurs essaient sur scène de recréer par technologie assistée les sons exacts du disque; c’est le cas dans l’actuelle tournée de U2. Toutes les textures sonores, tous les petits détails audibles sur le disque sont reproduits par ordinateur depuis le dessous de la scène… Ce n’est pas une critique, mais je lance la question: est-ce ça, le rock’n’roll? PJ Harvey n’oserait jamais faire ça."
Shine
(Anti / Epitaph)
Informations supplémentaires
Lanois, réalisateur de disques
Daniel Lanois est considéré par les observateurs comme le réalisateur le plus important à avoir émergé des années 80. Depuis On Land, de Brian Eno, en 1982, Lanois a réalisé, coréalisé et produit pas moins de 25 albums. Ses plus notoires ont de quoi faire frémir: So (1986) et US (1992) de Peter Gabriel, Oh Mercy (1989) et Time Out of Mind (1997) de Bob Dylan, The Unforgettable Fire (1984), The Joshua Tree (1987), Achtung! Baby (1991) et All That You Can Leave Behind (2000) des méga-vedettes du rock U2.
À cette illustre brochette s’ajoute un bel éventail de styles: Yellow Moon (1989) des Néo-Orléanais Neville Brothers, Wrecking Ball (1995) de la countrywoman Emmylou Harris, l’éponyme de l’ex-The Band Robbie Robertson (1987), Teatro (1998) de Willie Nelson, Fellowship (1998) du jazzman Brian Blade, Night To Night (1996) de l’Ougandais Geoffrey Oryema, Fever In Fever Out (1996) des Indiennes Luscious Jackson, et les trames sonores des films Million Dollar Hotel (2000), de pair avec Bono, et Sling Blade (1996), qui révéla l’acteur Billy Bob Thornton.
Pour compléter le tableau, sa propre discographie: Shine (2003), For the Beauty of Wynona (1993) et Acadie (1989), parsemée de sorties plus obscures telles Sweet Angel Mine (1996) et Lost In Mississipi by Daniel Lanois (1996).
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À propos de Bob Dylan:
"Bob Dylan aime bien enregistrer avec tous ses musiciens dans une même pièce, et avec la facture blues-folk-country de Time Out of Mind, j’étais tout de suite d’accord. Afin d’obtenir le résultat authentique et vintage de l’album, la prise de son fut directe, en temps réel. Tout le monde joue en même temps, comme en spectacle. Lorsqu’un musicien est posté au fond de la pièce, on le sent tout de suite sur le disque, la sensation de profondeur est inouïe. Pas besoin de le simuler avec la console. Juste avant d’aller en studio, Bob m’a fortement recommandé d’écouter de vieux vinyles: Charlie Patton (bluesman d’avant l’ère Robert Johnson!), Little Walter, les premiers disques de rock’n’roll, des trucs du genre. L’idée étant de se familiariser encore plus avec le côté primaire de ces enregistrements. Cela dit, trois chansons de Time Out of Mind repassent des boucles échantillonnées. Mais on n’y voit (entend) que du feu."
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À propos de U2:
"Quand Bono a fait son discours aux Grammys de 1987, il a qualifié The Joshua Tree d’album soul et je suis complètement à l’aise avec ça parce que c’est la seule musique que je connaisse: celle qui vient du coeur. J’ai vraiment eu mon gros mot à dire tout au long de la réalisation de l’album et c’est sur Still Haven’t Found What I’m Looking For que j’ai travaillé le plus. La partition de batterie provient d’une autre chanson et elle s’est avérée gagnante. Ce sont souvent les petits détails qui rendent une chanson magique.
En ce qui concerne Brian Eno, avec lequel je coréalise U2, même si sa perspective est britannique, j’ai l’impression que lui et moi venons de la même école: il fonde l’essentiel de son travail sur l’expérimentation. Nous aimons tous deux mettre le doigt sur une sonorité inhabituelle et l’amplifier à l’infini! Pour les besoins de la cause, nous avons chacun fait une semaine de préproduction avec le groupe, avant de jumeler, par la suite, le résultat de nos expériences. Au bout de deux semaines de studio, je savais que nous avions sous la main quelque chose de bien spécial."
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Sur le métier:
Des débuts modestes au studio aménagé dans le sous-sol familial à Hamilton – "il m’est arrivé de payer le voisin pour qu’il arrête de passer sa tondeuse à gazon afin que l’on s’entende mixer" – aux grandes ligues d’aujourd’hui, Lanois s’investit à fond.
"La plupart du temps, ce n’est pas une sinécure: les ulcères apparaissent quand on se demande si le projet va fonctionner… Lorsque nous entrons dans la phase "production", je tombe souvent malade, je m’en fais beaucoup. Les raisons sont multiples: une chanson qui ne lève pas ou qui tient mal la route, une autre dont le refrain n’est pas au point; souvent, cela peut nécessiter une vingtaine de prises avant de dire: O.K., nous l’avons."
"Des offres, j’en reçois tout le temps. Faire un disque, c’est une opération relativement facile; en faire un vrai bon, c’est une autre histoire. Ça me flatte toujours (d’être sollicité) mais je suis obligé d’être très sélectif. Je devais réaliser un disque solo de Mick Jagger (il n’a pas voulu spécifier lequel), mais j’ai décliné l’offre à cause d’une bronchite récurrente."
Concours Gagnez Daniel Lanois!
Courez la chance de gagner le dernier album de Daniel Lanois, Shine, en répondant sur notre site Web à la question suivante:
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Le tirage sera effectué le jeudi 1er mai et les gagnants seront avisés par courriel.