

Billy Bragg : En lutte
Artiste contestataire et légende vivante de la chanson, BILLY BRAGG s’inscrit en faux devant sa réputation de désagréable personnage. Sympathique au possible, c’est avec engouement qu’il discute de sa recherche d’un nouveau langage qui humaniserait la politique, de sa collaboration avec Wilco et d’une nouvelle forme de patriotisme de gauche. Entrevue.
David Desjardins [email protected]
Poète rock aux fondements folk, Billy Bragg refuse d’être confiné au seul rôle d’agitateur politique. Depuis son premier essai, Brewing Up, paru il y a 20 ans, le vaillant défenseur d’un socialisme souffreteux n’a cessé d’osciller entre l’intime et l’universel, accordant autant d’importance à l’engagement social qu’aux sentiments qui sont le ciment d’une humanité qu’il défend bec et ongles.
Avant la politique, c’est donc la vie qui fascine Bragg. La sienne, il l’a d’ailleurs éloignée des tourments londoniens, quittant la capitale pour s’installer dans le Dorset avec sa famille, il y a quelques années. "Je vois la mer par ma fenêtre, lance-t-il à l’autre bout du fil, j’envoie mes enfants à l’école du village, tout est clame, ma femme adore cet endroit."
Probablement stimulé par l’air salin, Bragg navigue d’un sujet à l’autre avec une acuité surprenante, prenant parfois son interlocuteur au dépourvu, y allant de quelques affirmations dénuées de sens pour ensuite rigoler qu’on l’ait cru ne serait-ce qu’un instant. On croirait presque discuter avec une sorte de gamin surdoué.
Mais le pourfendeur des empires britannique et américain se remet rapidement en selle si le sujet le commande, comme lorsqu’on l’interroge sur les notions passablement surannées d’un communisme déliquescent: "Il faut trouver de nouvelles manières d’envisager le capitalisme, expose-t-il. Ça n’a plus rien à voir avec ce que Marx décrivait. Il faut penser un nouveau langage qui soit post-marxiste, car celui des classes et du prolétariat n’a plus aucun sens pour qui que ce soit. Et qui proposera ce nouveau langage? Les politiciens ou les poètes? Personnellement, je préférerais que ce soit les poètes. Je crois encore que la musique puisse changer… non pas le monde, mais le regard qu’on peut poser sur le monde. La musique a eu cet effet sur moi et je crois que ma musique peut avoir ce même effet sur d’autres."
À propos de ce nouveau langage, Bragg croit aussi qu’il devra s’étendre au-delà de la masse des convertis. "Et comment fait-on cela sans vendre son âme, te demandes-tu? Une façon parmi d’autres, c’est de proposer aux gens de télécharger gratuitement une chanson sur son site Internet. C’est ce que j’ai fait avec The Price of Oil et 50 000 personnes l’ont téléchargée, ce qui a rejoint toutes ces personnes directement et ils l’ont partagée avec leurs amis. Au-delà des convertis, on peut toujours rejoindre ceux que j’appelle les curieux."
Mais pense-t-il vraiment que les musiciens soient plus utiles à la société que les politiciens? Une question qui réveille à nouveau le gamin: "Je vais te dire une chose: je n’ai jamais rencontré un politicien qui ne rêvait pas d’être un guitariste, alors je suppose que j’ai une longueur d’avance sur eux (rires)."
Woody Guthrie, Wilco et l’Avenue des Sirènes
Au coeur de la solide discographie de Billy Bragg, sa collaboration avec Wilco à la réalisation des deux tomes de Mermaid Avenue compte parmi les moments forts. Enregistré à Dublin dans des conditions parfois difficiles, l’effort qui visait à mettre en musique certains textes inédits du célèbre Woody Guthrie est d’une incroyable splendeur. Comme si le fantôme de ce dernier, planant quelque part entre les colombages du studio, avait veillé sur le supergroupe.
De la même manière qu’il ne souhaite pas qu’on le range au rayon unique des artistes engagés, Bragg semblait vouloir adopter la même tangente pour l’oeuvre du légendaire folkman, mieux connu lui aussi pour ses opinions que pour ses passions: "Bien que Guthrie soit surtout reconnu pour son écriture à caractère politique, on oublie souvent qu’il a écrit toutes ces magnifiques chansons d’amour pendant la guerre. L’héritage de Woody est le parfait exemple de la manière qu’a l’histoire de rendre compte d’une personne comme étant unidimensionnelle. Il n’était pas qu’un auteur-compositeur de chansons à caractère politique, mais un être humain en trois dimensions. C’est ce que je souhaitais mettre en relief par le choix des chansons qui se retrouvent sur ces deux disques.
"C’est son sens de l’humour qui m’a le plus touché dans son écriture plus personnelle, poursuit Bragg, comme l’idée d’Ingrid Bergman et lui faisant l’amour sur un volcan en Italie. N’est-ce pas une belle image? Je crois qu’il est le premier véritable auteur-compositeur-interprète tel qu’on l’entend aujourd’hui. C’est lui qui a façonné le genre, on lui doit tellement… Et heureusement que j’ai pu convaincre Jeff Tweedy et sa bande de venir faire cet album. Leur apport plus moderne, très américain, était essentiel à la réalisation de ce disque. Je suis très fier de ce que nous avons fait, surtout que la réponse fut si positive, de la part du public comme de la critique."
La patrie
Revenant sur le fertile terreau de l’Angleterre qui constitue le théâtre des chansons du plus récent album de Billy Bragg et son groupe The Blokes, on s’avoue étonné d’un certain discours à connotation patriotique dans la chanson-titre England, Half English. Serait-ce encore le gamin qui s’exprime, qui nous tourne en bourrique en usant d’une ironie pleinement consommée ou Bragg se serait-il tourné vers le patriotisme à l’américaine, du genre my country, right or wrong?
"Ni l’un ni l’autre ", rassure Bragg, suffisamment titillé par la question pour conclure sur un lucide plaidoyer en faveur d’un nouveau nationalisme: "Il faut l’aborder d’un angle différent, car puisque dans la gauche, nous croyons au multiculturalisme et à l’internationalité, nous laissons une sorte de vide qui se remplace facilement par le racisme et la xénophobie. Mais heureusement, et c’est là que réside le véritable nationalisme, certaines personnes commencent à réaliser qu’on peut aimer son pays sans être raciste et xénophobe, qu’on peut se réapproprier un patriotisme qu’on nous a volé. Je ne chante donc pas: "Oh my country, what a beautiful country you are" avec ironie, ça n’aurait pas de sens. Je tends vers un nationalisme qui dit: "mon pays est beau, viens le voir et parlons du tiens aussi qui est certainement aussi beau". Fini le patriotisme irrationnel, celui de: "mon pays est meilleur que le tiens". Au-delà de tout cela, c’est du sens de l’appartenance dont nous avons besoin. Voilà la clef de l’avenir."
Le 10 juillet
À la place d’Youville