Jane Birkin : Madame et son fantôme
Musique

Jane Birkin : Madame et son fantôme

En revisitant (pour la dernière fois?) le répertoire du grand Serge sur des airs arabisants, JANE BIRKIN cherchait à rendre un ultime hommage à son légendaire Pygmalion. Et à se faire plaisir, bien sûr…

Nous sommes à la fin avril, à Colombes, banlieue paisible au nord de Paris. Dans 30 minutes, Jane Birkin va monter sur scène pour proposer, pour la 90e fois environ, son spectacle Arabesque, qu’elle a traîné sur les routes de France et d’ailleurs. Malgré ce qu’elle affirme, elle ne semble pas affectée par le trac; assise dans sa loge, elle ne se soucie guère de l’heure qui passe ou de sa voix qui risque de s’abîmer, et devise abondamment pendant que son coiffeur fait son travail. "Les jours de concert, je suis toujours à la bourre, affirme-t-elle en riant, avant de sermonner gentiment le coiffeur qui vient de lui brûler l’oreille d’un coup de fer à friser. Le seul moment où on se sent vraiment libre, c’est pendant l’heure et demie que dure le concert."

Mais même une fois sur scène, en plein état de grâce, l’esprit vagabond de Jane Birkin se laisse parfois aller à d’étranges divagations. "Il y a deux jours, par exemple, j’ai été touchée au flanc par un fantôme durant le concert. Ce n’était pas désagréable, au contraire, presque chaleureux même, mais j’ai perdu le fil, lance-t-elle avec le plus grand sérieux. Puis, hier soir, je me demandais si le fantôme allait revenir et j’ai oublié les paroles des Dessous chics. C’était la pudeur des sentiments, oh putain, faudrait pas que je l’oublie à nouveau!"

Au moment d’écrire ces lignes, quelques mois après la rencontre initiale, on se souvient d’avoir déjà lu quelque part qu’on n’interviewe pas Jane Birkin, on se contente simplement de l’écouter parler. En se repassant l’enregistrement, on ne peut qu’acquiescer. Pour parler, elle parle, la Birkin, de cette drôle de petite voix frêle qui n’a pas perdu son accent d’outre-Manche, malgré plus de 35 ans passés en France.

"Je suis très bavarde, je pense que c’est évident…", concédera-t-elle plus tard. En effet, mais qui s’en plaindra? On se délecterait des heures durant de ses anecdotes où elle évoque le souvenir de Gainsbourg avec tellement de passion qu’on le croirait encore au nombre des vivants.

Arabesque
Toujours prompte à attribuer à d’autres le mérite de ses propres succès, Jane Birkin raconte la genèse d’Arabesque en citant d’abord Laure Adler, qui l’a invitée à monter un spectacle-événement dans le cadre du Festival d’Avignon, en 1999. Elle parlera aussi en long et en large de l’incontournable directeur artistique Philippe Berrichomme, celui-là même qui avait traîné Gainsbourg en Jamaïque pour enregistrer Aux armes et cætera. C’est par lui qu’elle rencontrera le violoniste Djamel Benyelle (moitié du duo Djam & Fam), qui deviendra l’âme musicale de ces relectures maghrébines de grands succès de Gainsbarre, cette Arabesque qu’elle s’apprête à donner aux Francos: "Les gens viennent pour moi, mais ils repartent avec Djamel", se plaît-elle à répéter.

"La qualité de cette affaire, c’est qu’Arabesque ne devait durer qu’une nuit, à Avignon. Philippe m’avait dit que si on faisait Avignon, il fallait que ce soit dangereux, quitte à se faire reprocher d’être trop audacieux. Et je n’ai eu aucune difficulté à le faire… dès que j’ai entendu ce violon sur Élisa, j’ai su qu’il fallait le faire."

Après ce premier contact favorable, le projet a pris une vie propre au point d’appeler un album, puis l’inévitable tournée. L’occasion de se replonger dans les vers de son ancien amant avec un souffle nouveau.

Car si, avec Arabesque, Birkin clôt, d’une certaine manière, son cycle Gainsbourg, elle lui redonne aussi vie: "Je me suis rendu compte qu’il était permis de sourire, d’avoir un peu de recul sur son propre personnage, qu’il était même possible de ne pas prendre de manière dramatique des chansons écrites pour moi à la première personne. (Elle récite:) Amours des feintes, des faux-semblants / Infante défunte se pavanant. Entre un automne et un été, mensonge par omission… La première fois que j’ai lu ce texte de Serge, j’ai dit à Philippe: Ces mots, c’était pour la rime, non? Et il m’a dit que les dates correspondaient tout à fait, que c’étaient les dates exactes où j’avais quitté Serge…. Mensonge par omission, ça aussi, c’est véridique."

On n’ira pas jusqu’à dire que madame Birkin évoque ce souvenir intime avec un détachement absolu, mais sa franchise tend à prouver son explication. "Douze ans après, grâce à Djamel et à sa musique, ces chansons sont devenues des textes poétiques qui appartiennent maintenant à tout le monde. Ça tient debout tout seul; moi, j’ai simplement été l’héritière privilégiée de ces textes pendant douze ans. Ute Lemper a chanté Amours des feintes superbement et elle va sûrement reprendre l’ensemble de mon répertoire un de ces jours. Elle serait bête de ne pas le faire et elle est loin d’être bête, cette fille… Les plus belles chansons d’amour portent toujours sur les séparations, la mélancolie, la tristesse. Serge les a faites avec plus d’élégance et de recherche dans la rime. Pour moi, Serge est l’un des plus grands poètes de son époque."

D’un poète à l’autre, Jane parlera aussi d’Apollinaire, le seul auteur qui pourrait s’approcher du grand Serge, selon elle: "Je pense que je serais tombée amoureuse d’Apollinaire. Je l’aurais probablement quitté lui aussi. Je pense que c’était un chic type, Apollinaire… En tout cas, je peux vous dire que Serge, c’était vraiment un chic type…", poursuit-elle sur le ton de la confidence.

Dernier tour de piste?
À 56 ans, Jane Birkin ne semble pas prête à abandonner sa carrière artistique pour se consacrer au jardinage ou à l’astrologie. En fait, les projets, que ce soit au théâtre, au cinéma ou en studio, se bousculent. "En février, si tout va bien, je vais tourner mon film Boxes au Canada. Je veux aussi terminer cet album que je fais pour moi. J’avais commencé à y travailler, mais j’ai tout mis de côté pour faire cette tournée avec Arabesque et ne pas rater cette occasion magnifique de tourner dans le monde entier; comment j’aurais pu refuser ça? D’autant que Serge le mérite. Je lui dois ça et je me le dois à moi-même aussi. Et puis j’ai beaucoup de plaisir à le faire, il ne faut pas oublier ça."

Et cet album de votre main que vous nous promettez, madame Jane, est-ce que vous vous le deviez à vous-même? "Pas nécessairement, mais pour moi, c’est simplement la suite logique des choses. J’ai fait avec Serge Amours des feintes, qui est le dernier album qu’il ait écrit avant de mourir. Il avait aussi dessiné un portrait de moi pour la pochette, le plus beau cadeau qu’il pouvait me faire. Après ça, j’ai fait Versions Jane, 12 chansons de Serge qui n’avaient pas été écrites pour moi, ce qui m’a permis de faire des trucs amusants comme La Gadoue. Après, j’ai fait À la légère, 12 chansons que 12 personnes ont écrites pour moi. Je ne vais pas redemander à 12 personnes de refaire le même truc, quand même… Alors maintenant, je préfère écrire quelque chose qui vient de moi, quitte à n’intéresser personne. Et si ce disque ne marche pas, tant pis: j’ai des idées marrantes pour les autres, dont une série de télévision qui est à mourir de rire."

Elle ira même jusqu’à affirmer qu’elle espère ne plus jamais chanter en France, non pas par snobisme, mais parce qu’elle préfère réserver ses récitals à d’autres publics, moins familiers. "Si on m’appelle pour chanter dans un pays dévasté par la guerre, la famine ou un cataclysme naturel, je ne pourrai jamais dire non", lance la chanteuse engagée, qu’on a vue tantôt aux côtés d’une troupe de danse tchétchène, tantôt remettant le cachet d’un de ses spectacles aux victimes du tremblement de terre algérien. Autant dire qu’on vous suggère fortement de profiter de cette escale montréalaise… on ne sait jamais.

Ce qui nous ramène à la grande question: faudra-t-il donc envisager à court terme la fin de Jane la chanteuse? "Peut-être, ce n’est pas nécessaire pour moi de chanter, affirme la principale intéressée. J’aime le faire de temps en temps, mais je pourrais m’en passer. C’est un état un peu… inattendu; c’est comme être ballerine, tu défies la pesanteur. J’aurais aimé être chanteuse d’opéra parce que c’est sublime… mais je suis bien loin de ça! Sinon, je pense que j’aurais voulu être ballerine, avancer sur la pointe des pieds, être suspendue en l’air et défier la gravité l’espace de quelques instants, c’est magique."

Le 26 juillet à 19 h
Au Spectrum
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