

Richard Desjardins : Sagesse sauvage
Cinq ans après Boum Boum, RICHARD DESJARDINS persiste et signe Kanasuta, un nouvel album réunissant 14 titres; comme autant d’appels à la vigilance, au respect, à la mobilisation; comme autant de cris d’amour et de gestes d’amitié.
Yann Perreau
Photo : TSHI
J’avais 16 ans la première fois que j’ai vu et entendu Richard Desjardins. Une soirée pure. Le Théâtre St-Denis était plein à craquer; le billet m’avait été offert par mon meilleur ami. Il l’est toujours! À cette époque, j’écoutais du punk pis du rock’n’roll; fallait que ça cogne! Je vais toujours me rappeler l’après-spectacle. Les yeux pleins d’eau, mon pote et moi avions traversé la rue pour aller prendre une bière au Bistrot question de digérer le "coup de poing": un homme et sa "guétard", son piano, sa voix, pas de fuzz ni de stroboscope. Nous faisions 32 ans à deux, mais Jojo ne nous avait même pas demandé nos cartes. Dans les yeux nous avions 1000 ans! Onze ans plus tard, l’équipe du Voir me demande de me taper une entrevue avec celui qui m’a transmis le goût à la chanson. Avec plaisir!
Petit matin, j’arrive en avance. Je mets le disque de Desjardins histoire de me mettre dans l’ambiance. Il arrive et s’empresse de réduire son chant au silence… pour ne plus entendre que nos voix.
Connaître la forêt
Yann Perreau: Qu’est-ce qui s’est passé depuis Boum Boum?
Richard Desjardins: Après la sortie du disque, on a fait une centaine de spectacles pis chu parti à Toulouse, où je me suis loué un appart. J’ai fait une vie de Français pendant un an tout en présentant quek shows là-bas. Mais la grosse affaire, ç’a été de monter sur pied l’Action boréale.
Y.P.: Qu’est-ce que l’Action boréale?
R.D.: C’est une association basée en Abitibi qui a comme mandats de défendre les forêts qui nous restent ainsi que de civiliser la foresterie actuelle.
Y.P.: Justement, depuis l’Erreur boréale, as-tu constaté une amélioration de la gestion des forêts au Québec?
R.D.: Non. Ce qui a changé, c’est que le gouvernement et les compagnies ont réagi en améliorant leurs images, mais pas la forêt. Le gouvernement est tenu à la gorge par des contrats qui ont pas d’allure. En vertu de ces engagements, nos gouvernants sont obligés de fournir la ressource (notre bois) aux compagnies, en échange, supposément, d’aménager la forêt… à date, tout ce qu’ils aménagent, c’est des forêts artificielles!
Y.P.: Et vos démarches avec l’Action boréale, ça porte fruit?
R.D.: L’année dernière, on a réussi à expulser une compagnie d’une des forêts qu’on veut protéger. C’est un super territoire où y a des traces de passages amérindiens datant de 4500 ans. C’est au bout de la 117, accoté sur l’Ontario. Quand tu vas vers les frontières ontariennes, l’eau à droite de la route s’en va vers le nord, pis l’eau à gauche de la route s’en va vers le sud. Juste sur la ligne de partage des eaux. C’est là que les Amérindiens se reposaient après avoir ramé pendant des semaines. Un lieu historique: c’est là qu’y échangeaient, qu’y mariaient leurs enfants, c’est là qu’y faisaient des partys, pis c’est là qu’y se massacraient! Cette forêt s’appelle Kanasuta. Ça voudrait dire "là où les diables vont danser". C’est un territoire mythique que nous protégerons contre l’industrie irresponsable. La mémoire du sens y sommeillerait, tout comme dans une tablette d’écriture mésopotamienne.
Kanasuta, mon amour!
Y.P.: Pourquoi avoir choisi Yves Desrosiers comme réalisateur et de quelle façon avez-vous travaillé ensemble pour Kanasuta?
R.D.: Dans’ vie, j’ai jamais eu tendance à déléguer (rires), mais là, je voulais essayer. J’ai adoré ce qu’y avait fait avec Lhasa. J’aime ben son approche, y arrive pas avec des riffs faits d’avance, tsé… Les musiciens arrivent en studio, y savent même pas ce qu’y vont faire! Mes chansons étaient écrites et composées avant la production. Une chose sur laquelle on s’était entendu mutuellement dès le départ, c’est qu’on voulait une contrebasse. On a choisi le maître Normand Guilbeault, après ça ben j’ai dit à Yves: "Bonne chance!" (rires).
Y.P.: Tu lui as fait confiance pour le choix des autres musiciens… et pour le reste?
R.D.: Je connaissais Fradette (guitariste), that’s it. Le reste, j’ai confié ça, pis j’ai dit bonne chance, pis chu parti… chu revenu chanter à la fin!
Y.P.: C’est vrai que vous avez enregistré dans la piaule de Marie-Jo Thério?
R.D.: On cherchait une place tranquille. Aujourd’hui, t’es plus obligé d’aller t’enfermer dans un studio. Yves est arrivé avec ses deux valises, y s’est installé, simplement. Pis Marie-Jo, elle, c’était une époque où elle avait envie d’être en ville. Fak on a été chez elle une couple de mois!
Sources
Y.P.: Quelques mots sur chacune de tes chansons qui apparaissent sur Kanasuta.
R.D.:
1-Notre-Dame des scories: C’est un voyage dans le village de mon enfance.
2-Kanasuta: C’est la forêt qu’on veut protéger.
3-Le Saumon: J’évoque la remontée du saumon en temps de frai.
4-Jenny: Le coeur d’un homme à l’âme d’une femme.
5-Eh oui, c’est ça la vie: C’est un promoteur qui s’en vient pour acheter un boutte de terrain, fak c’est l’évaluation de ce qu’y a su’ l’terrain! (rires).
6-Le Gala: Michel X Côté a écrit ce texte. Il a collaboré sur tous mes albums, on se connaît depuis qu’on a 12 ans.
7-Fossumbrone: Chanson écrite en étrusque, vieux dialecte italien. Composée à partir d’une mélodie qui me trottait dans’ tête, comme ça.
8-Buck: L’idée m’est venue quand j’ai lu, je me souviens plus où: "Je m’intéresserai aux histoires de chasse quand ce sera les orignaux qui les écriront!" (rires).
9-Un trou perdu: C’est une chanson d’amour, pis c’est chez nous.
10-Que sont devenus mes amis: Poème de Rutebeuf, revisité.
11-Desaparecido: Petit morceau de piano tranquille à la mémoire de ceux qui sont disparus durant les guerres sales du Chili et de l’Argentine dans les années 80.
12-Nous aurons: "… Et s’il n’y a pas de lune, nous en ferons une."
13-Les Veuves: C’est mon histoire forestière.
14-D’la grande visite: C’est la suite de Eh oui, c’est ça la vie. Ces chansons "colonnes" se sont glissées dans l’album comme de tendres habitudes!
À la mémoire de papa
Y.P.: Qu’est-ce que ça te fait d’entendre des reprises de tes "tounes" par des ti-culs comme moé?
R.D.: Ah ben crisse! C’est un honneur! J’ai l’impression que pour tous les auteurs c’est comme ça… Y a quelqu’un qui reprend ta "toune"… tsé, merci! (rires).
Y.P.: Tu dédies Kanasuta à la mémoire de ton père, c’est trop indiscret de te demander?
R.D.: Non. Y est décédé l’année dernière, quelques mois avant que la forêt qu’on défend ait été mise en candidature de la protéger… ça là, ça y aurait fait ben plaisir. C’était un forestier, un vrai, lui. Y a des forêts où y sont allés trois fois; eux autres quand y quittaient un parterre de coupe, tout roulait à’ planche. Leur façon de travailler était en harmonie avec le rythme de la nature.
Y.P.: Il t’a encouragé dans tes démarches artistiques?
R.D.: Oui. Y était chanteur pis ma mère était pianiste. Aujourd’hui, je chante pis chu pianiste; y a pas de miracle là-dedans! (rires). Avant, à Rouyn, les jeunes hommes avaient deux choix: la police ou la mine. Lui me disait: "Mon gars, j’aime ben mieux que t’apprennes la guitare que t’ailles travailler à’ mine!" (rires).
Déterrer la hache de guerre
Après une dizaine d’écoutes, j’en arrive à me dire que Kanasuta est un des albums les plus audacieux de Richard Desjardins. Il nous surprend encore une fois avec un disque intense, drôle, émouvant, intelligent et acide. Le dernier ouvrage du poète veut suggérer une veillée d’armes face aux attaques insensées auxquelles l’humanité est soumise actuellement, de l’intérieur. Kanasuta, des mots pour dire l’amour, la douleur, la révolte, mais aussi pour "renchausser l’espoir". L’entretien s’est terminé comme il a débuté: serein, simple et généreux.
Richard Desjardins
Kanasuta
(Productions Foukinic)