

L’héritage de Jacques Brel : Le chant du cygne
On savait que cinq inédits datant de la période testamentaire des Marquises reposaient au fond d’un coffre-fort. La légende voulait que Brel ait souhaité qu’ils disparaissent à jamais. Vingt-cinq ans après sa mort, ces chansons paraissent sur une nouvelle compilation et… ce sont loin d’être des fonds de tiroirs. Alors, trahison ou incontournable héritage laissé aux fans? Ultime légataire de son oeuvre, Michèle, l’unique épouse et veuve de Jacques Brel, explique.
François Desmeules
En ce 25e anniversaire, la parution de cinq nouvelles chansons de votre regretté mari a provoqué l’admiration mais aussi un solide débat… On raconte que Brel ne voulait sous aucun prétexte qu’elles soient entendues. Pourquoi alors avoir trahi sa volonté?
"Mais non! Jacques n’a jamais dit cela! À cette époque (1978), lorsqu’il est reparti vers les Marquises, il restait cinq chansons qui ne figuraient pas sur le dernier album. Jacques a dit: "Il ne faut pas les sortir maintenant, il faut attendre mes instructions", car il se méfiait de Barclay qui avait besoin de beaucoup d’argent. Il n’est jamais revenu, le cancer a eu le dernier mot. Quand il est décédé, les chansons appartenaient à la maison de disques, le contrat de Jacques expirant après 30 ans. On a refait des contrats et ils en ont profité pour me demander la permission de les publier. Cela dit, je ne vois pas pourquoi on me dit: "Vous n’auriez pas dû les sortir." Ce sont des chansons tout à fait achevées, pas des brouillons. Elles n’étaient pas mixées comme il le voulait mais c’est un détail. Je ne sais pas pourquoi il a choisi celles-là et pas les autres. Mais je sais qu’il n’a certainement pas écrit des chansons pour qu’elles dorment dans un tiroir. Ce serait ridicule…"
Dans quelle mesure ces chansons apporteront-elles un nouvel éclairage sur son oeuvre ou sa vie?
"Oh, il faut les aborder individuellement. Mai 40 permet de saisir la nostalgie de sa jeunesse et les ambiguïtés de la guerre. La Cathédrale, c’est son projet de faire le tour du monde pendant deux ans avec sa fille… Avec élégance, c’est beau et… triste. Enfin, elles ne sont pas comiques, il n’avait pas tellement le moral… À défaut d’être un constat d’échec, c’est assurément un constat de non-réussite…
Justement, à sa parution, l’album des Marquises, avec son ciel bleu, fut perçu comme le havre de paix mental et physique enfin trouvé par l’artiste. On comprit ensuite que l’album était un testament et que presque toutes ces chansons étaient de longues paraphrases du décès…
"Je l’avais perçu comme ça dès le départ. Le cancer du poumon pardonnait peu en 1978 et il le savait. Malgré cette opération où on lui avait enlevé un gros morceau de poumon, il se savait condamné. Sa vision a dès lors beaucoup changé…"
Sans entrer dans son intimité, pourquoi Brel a-t-il enregistré et puis laissé de côté quatre chansons qui racontent toutes que l’amour n’existe plus? Est-ce plus qu’une coïncidence? Il avait pourtant Maddly (sa compagne des Marquises)…
"Les chansons de Jacques n’étaient pas écrites pour des gens en particulier, à part Isabelle et Jojo. Ce n’est dédié qu’à l’époque, je crois… Je crois aussi qu’il s’ennuyait là-bas… Je ne vois pas bien avec qui il communiquait. Il était vraiment tout seul sur son île déserte."
La maladie était-elle la conséquence d’avoir vécu à cent à l’heure: alcool, nuits blanches…
"Jacques a toujours joué avec sa vie sans problème, il s’est battu constamment pour faire aboutir plein de projets. Quand le cancer l’a attaqué, il ne s’est ni battu ni soigné. Il a tout juste cessé de fumer. Comme si cette horreur était quelque chose d’extérieur à lui qui le frappait et qu’il fallait fuir. Il s’est immédiatement dit: "Je vais partir loin et crever tout seul.""
Quels rapports aviez-vous conservés durant son exil aux Marquises?
"Nous n’avons jamais cessé de correspondre, on s’estimait énormément. Je suis devenue son éditrice et la productrice de ses films, nous ne nous sommes jamais disputés… que des discussions…"
Ça demandait une certaine ouverture d’esprit…
"En 53, j’ai dit oui. Quand il a décidé de se lancer dans la chanson, j’ai compris qu’il fallait laisser… la porte ouverte, sinon ça allait être la catastrophe. Nous avons bâti notre vie sur ces bases-là, il m’a dit qu’il ne divorcerait jamais et que la famille…"
Vous n’avez jamais été une femme jalouse…
"Non… mais il disait les choses. En tout cas, avec moi, il était très honnête, sans bagarres et sans remous. Et surtout sans cette presse à scandale qu’il fuyait à tout prix. Il m’a écrit des choses merveilleuses… Après ma mort, en lisant ces lettres, vous comprendrez beaucoup de choses."
Votre chanson préférée?
"Jojo est la plus belle. C’est aussi l’une des plus importantes. La mort de son ami a été une immense cassure dans la vie de Jacques. Quand Jojo est parti, il n’a plus eu envie de vivre. Et puis, il se sentait diminué… il n’aurait pas accepté de vivre diminué. La mort était préférable."
Jacques Brel a aujourd’hui neuf petits-enfants.