Souvenirs des derniers mois de Brel aux Marquises : Mourir au paradis
Musique

Souvenirs des derniers mois de Brel aux Marquises : Mourir au paradis

Que reste-t-il de Jacques Brel dans ce paradis où il avait cherché refuge? Des souvenirs d’avion sur ciel bleu, de farniente enchanteur, et l’aile grande ouverte d’une mort annoncée. Notre collaboratrice a recueilli sur place de précieux et touchants souvenirs.

25 ans après la mort du grand chanteur, des témoins de ses dernières années racontent…
D’épais nuages s’accrochent aux sommets d’une île aux couleurs de jungle et de basalte noir, qui étend sa patte sur l’océan azur. Aux Marquises, à la différence d’autres îles-cartes postales de la Polynésie française, le voyageur cherchera en vain les dégradés turquoise des lagons ou les plages de sable blanc bordées de cocotiers. Fougères arborescentes, lianes, arbres à pain, bois de rose ou de fer, banians et badamiers géants, flamboyants, goyaviers, manguiers, papayers, frangipaniers et autres arbres odorants envahissent les flancs des montagnes. Dans cette jungle, de riches sites archéologiques souvent enfouis sur lesquels veille mystérieusement une nuée de tikis (statues anthropomorphes) aux pouvoirs surnaturels. Une beauté sauvage et envoûtante exalte les sens et purifie le regard de l’explorateur. Sculptée par les volcans, les vents et la houle, la nature exulte sous une moiteur tropicale. Les moustiques aussi! Et lorsque les orages ou les grains déversent leur violence, les hommes se terrent.

L’île d’Hiva Oa semble déserte: 1800 habitants pour 320 km carrés. Réellement aux antipodes, à quelque 17 000 km de Bruxelles, et 1500 km ou 3 heures de vol encore de Papeete, la capitale polynésienne! De longs siècles d’isolement, l’éloignement des autres îles et le développement d’une culture propre renforcent cette impression de bout du monde. Jusqu’à il y a une bonne centaine d’années, le cannibalisme faisait encore rage chez les redoutables guerriers marquisiens, aux corps couverts de tatouages, qui se disputaient âprement les vallées et pratiquaient encore les sacrifices humains.

Une "bonne île"!
C’est ici, dans le petit port d’Atuana, au creux de la baie des Traîtres, une des portes d’entrée maritimes de la Polynésie française, que vient en novembre 1975 mouiller l’Askoy, un grand voilier fatigué d’une longue traversée dans le Pacifique. Un homme en descend et se dirige vers le village. Comme souvent, les rares voitures de passage s’arrêtent. En l’occurrence celle du maire, Guy Rauzy, qui embarque le navigateur. Premier arrêt demandé: un petit commerce pour acheter du frais! On fait les présentations: "Je suis Jacques Brel!" Aucune réaction. Une première personne, suivie d’autres… Même scénario. Le grand chanteur éclate de rire: "C’est bien la première fois que je dois me présenter! Chic, on va enfin me laisser tranquille! J’ai trouvé "! La star de la scène est épuisée, malade et, de surcroît, lasse des journalistes. L’Askoy est un bateau lourd, gréé à l ‘ancienne, dont la manipulation des voiles est physiquement éprouvante. En particulier pour un homme à qui l’on vient d’enlever un poumon! L’artiste, qui rêvait de faire le tour du monde, avait embarqué à Anvers avec sa fille France et sa compagne guadeloupéenne Maddly Bamy, rencontrée lors du tournage d’un film. Un cancer le rattrape et l’oblige à rentrer se faire opérer à l’Institut Bordet à Bruxelles avant de reprendre la mer. Mais deux femmes à bord, c’est trop! France quitte le navire. Le couple poursuit sa route, traverse le canal de Panama et passe au large des Galápagos en direction de la Polynésie. Le navigateur ignore s’il touchera d’abord les Marquises du Nord ou les Marquises du Sud. Porté par les courants marins, il jette l’ancre dans l’île principale de l’archipel sud. Il y trouve la liberté d’un quasi-anonymat et la paix!

Sans doute a-t-il aussi été conquis par la gentillesse spontanée des Marquisiens, à l’instar de la générosité de la nature, malgré sa rudesse. Ici, on n’achète guère de fruits, on les ramasse au bord du chemin ou on les reçoit! Si le terrain est privé et que vous demandez au propriétaire le droit de cueillir une mangue, il vous en donne non pas une, mais dix! Arbres, fleurs et fruits poussent à profusion. Les pamplemousses, sucrés et juteux, ont la taille de gros melons!

"Je me sentirais bien ici", avait dit Jacques Brel au maire, demandant conseil pour s’installer. "Allez donc voir plus loin, du côté de Bora Bora, des atolls et des lagons peuplés de jolies vahinés, avant de prendre une décision définitive", avait répondu celui qui allait très vite devenir un ami. Le poète avait alors embarqué sur un paquebot qui desservait les îles "de rêve" mais était rapidement revenu, conforté dans son choix: "Je cherche un terrain en altitude, mon dernier poumon a besoin d’air!" Le père de Guy Rauzy lui cède alors 30 hectares au sommet des collines surplombant la baie pour y construire une villa et, qui sait, des bungalows pour recevoir ses amis. Le site est grandiose et sauvage, avec vue panoramique sur la mer et la montagne, non loin de l’aéroport. Brel échafaude des plans et plante de la vanille pour agrémenter la table de ses hôtes. Mais la maladie ne lui permettra même pas de commencer la construction! En promenade le soir, il pointe du doigt le cimetière marin, à deux pas de chez lui, et dit au maire: "C’est là que j’aimerais reposer."

Entre-temps, malgré la fatigue et une respiration sifflante, il savoure chaque instant et se donne sans compter. Autour d’un verre, il aime raconter des histoires, mettre à l’aise et faire rire. Il parle aussi de ses projets pour les Marquises. Étonné par l’absence de tout journal, il découvre bientôt le fossé culturel qui sépare les îles du reste du monde et le sous-développement des infrastructures. Il veut faire venir des livres, des formateurs… créer un centre de spectacles et un aéroclub pour les jeunes. Il songe aussi à une compagnie "Air Marquises" pour faciliter les déplacements et l’ouverture au monde. "Il est temps de faire quelque chose pour l’île", va-t-il déclarer au représentant de la France à Papeete.

"Le meilleur souvenir que Brel ait laissé à notre île, qui n’avait alors ni télé, ni vidéo", raconte Lena, la fille du jardinier de l’artiste. Et "des films de valeur que nous voyions même avant le reste de la Polynésie! Je me souviens de Sissi et du Jour le plus long… renchérit soeur Rose, responsable de l’internat de l’école Sainte-Anne à Atuana. Des souvenirs délicieux et mémorables, Jacques Brel en a offert en pagaille à celles qu’il surnommait affectueusement "les bonnes soeurs", jusqu’à les évoquer dans sa dernière chanson, Les Marquises. Soeur Rose raconte: "Un des professeurs l’a invité à venir parler aux élèves. Nous l’avons convié à la communauté pour un rafraîchissement et avons fait connaissance. Rien de guindé chez lui: il parlait avec autant d’aisance que de simplicité. Surpris de voir les jeunes filles fumer, il a confié: "Ah, si elles savaient!… Je souffre moi-même du cancer du fumeur…"

"Dommage de ne pas leur avoir dit!" a répondu la religieuse. Il se savait condamné, mais ne voulait pas s’appesantir: "Gémir n’est pas de mise aux Marquises", comme il l’écrira dans un hymne ultime. "Il voulait vivre! Il est venu voir notre piscine pour en construire une chez lui car la position allongée dans l’eau sur le dos le soulageait. Le soir, il étouffait et prenait l’air sur une chaise longue." Néanmoins, lorsque les soeurs organisent leur spectacle annuel pour financer le matériel de l’école, Maddly, une ex-Clodette, propose très vite d’apprendre une danse aux enfants. Et Jacques Brel d’assurer la régie sono et lumière. Toujours prêt à rendre service, l’ancien scout n’était pas un catholique pratiquant, mais "son grand coeur avait manifestement été formé au creuset de la religion chrétienne". Soeur Rose se souvient aussi de "Jojo", le bimoteur aérien à six places ramené de Tahiti et devenu l’attraction de l’île.

"Ici, Jacques Brel était plus connu pour son avion que pour ses chansons!"
Quand la fine silhouette se découpait dans le ciel, il est arrivé à soeur Rose de courir à la rencontre de l’ami pour prendre des photos. "J’étais alors la seule autorisée à le photographier, car il n’aimait pas le commerce!" ajoute avec un sourire limpide la religieuse en nous montrant très simplement ses photos mais aussi des cartes postales envoyées à la petite communauté. Il y avait une estime sincère et réciproque, voire un grand clin d’oeil de tendresse, entre Jacques Brel et les soeurs. Un jour, ajoute la religieuse, "il nous avait reçues chez lui et concocté lui-même un délicieux boeuf bourguignon".

À l’occasion des 20 ans de son décès, des élèves de l’école des soeurs ont chanté sur la tombe Quand on n’a que l’amour…
De l’amour, le grand Jacques en avait plein les mains, plein le coeur… C’est sans doute ce qui a le plus marqué ses proches des dernières années. Ainsi, la première parole de Vito, l’infirmière qui venait lui faire les injections nécessaires au traitement médical: "Il avait un coeur gros comme ça… Sentant son heure venue, tout en continuant à savourer la simplicité du quotidien d’un village, il voulait tout faire, tout donner. Il voulait inciter les jeunes à faire du théâtre. Fin cuisinier, il avait l’art de recevoir et de partager les meilleurs crus. Vous n’auriez jamais imaginé qu’il était malade, il buvait la vie!"

Pourtant, l’oeil attentif de l’infirmière remarquait, non sans admiration, les yeux souvent gonflés de Maddly trahissant les longues nuits sans sommeil. "Elle était devenue la garde-malade d’un cancéreux au dernier stade. C’était un couple très digne."

Le petit Tween Bonanza avait été acheté au nom de Maddly, qui avait la citoyenneté française, et baptisé Jojo du nom d’un ami défunt des plus chers, car les amitiés de Brel étaient sincères et intenses, à l’image du personnage tout entier. "C’était devenu le poumon de l’île", nous explique Serge Lecordier, le beau-frère du maire. Lors de ses sorties, il emportait une liste de courses et le courrier des voisins et amis vers Tahiti ou les îles proches qui avaient une piste d’atterrissage. "Maddly était à l’avant et donnait régulièrement à boire à son compagnon; moi, je m’asseyais là derrière eux", rapporte Aline Saucourt, en montrant fièrement la carcasse de l’avion juchée sur un promontoire au centre d’Atuana.

Ce témoin de Brel a pu être récupéré in extremis de l’aéroport de Tahiti grâce au comité de tourisme créé par Serge Lecordier, et bénéficie aujourd’hui d’un lifting offert par les plus grands spécialistes. Il a suffi du passage fortuit d’un technicien restaurateur de petits avions chez Dassault et nostalgique du grand chanteur pour faire merveille! Ce 9 octobre, jour anniversaire du décès de son pilote, Jojo revivra en présence de Serge Dassault et sous les yeux ébahis de ceux qui, à l’époque, n’avaient pas réalisé qu’un des plus grands créateurs de la chanson française avait élu domicile parmi eux. "Vito, tu aimes mes chansons?" avait demandé un jour l’ami Jacques. "Non, car je ne peux pas danser sur tes airs, et pour la Polynésienne que je suis, c’est inconcevable! De plus, les textes sont compliqués et le vocabulaire français trop recherché!"… Et pourtant, le 9 octobre 1978, comme l’a chanté Barbara, "il a dû s’étonner, Gauguin, quand ces femmes aux yeux de velours ont pleuré des larmes de pluie qui venaient de la mer du Nord".