

Kate et Anna McGarrigle : Soeurs de son
Thierry Bissonnette
D’une simplicité envoûtante, l’art des sours McGarrigle s’est progressivement situé hors du temps, ce qui est peut-être le signe d’une quête réussie des origines. Les harmonies vocales des deux Montréalaises, par leur puissance et leur modération, leur tact, nous emmènent aujourd’hui à mille lieues des prouesses de tous les chanteurs et chanteuses "à voix" de ce continent, le duo s’associant des amateurs de tous genres, du country-roots au classique.
Parfois, on ressent même chez elles une dimension religieuse, mais sans aucune lourdeur. Des sons qui guérissent, qui transforment, à commencer par ces petites histoires que leurs chansons racontent et qui prennent des dimensions insoupçonnées grâce au sel de la voix. Émouvant sans bousculer, sororal, pastoral dans le meilleur sens du terme, le chant de Kate et d’Anna comporte le seul défaut de se faire trop rare, tant sur disque qu’en spectacle. Le concert qui vient est donc une occasion à saisir, puisqu’on pourra y entendre pour la première fois les pièces d’un nouvel album qui fera date. Du moins chez ceux qui l’écouteront.
Say it in French, prise 2
Quelques années après leurs débuts en 1976, les sours McGarrigle faisaient paraître leur "french album", Entre Lajeunesse et la sagesse. Un petit classique, dont la Complainte pour Ste Catherine demeure le plus célèbre échantillon, mais qui mérite d’être entièrement réécouté. Les disques La Tribu viennent d’ailleurs de rééditer la chose tout en se faisant les défenseurs de la véritable nouveauté du groupe: La vache qui pleure. Il aura donc fallu un peu plus de 20 ans – ainsi qu’une poignée d’albums en anglais – avant que Kate et Anna ne nous fassent à nouveau goûter à leur drôle d’accent, qui brasse ensemble Sudbury, Montréal, Moncton, Lafayette, pour ne nommer que les principales épices.
Une attente qui en valait définitivement le coup. À la fois actuel et fidèle à leur propre passé, La vache qui pleure fait bien comprendre pourquoi la collaboration des sours McGarrigle a été si recherchée durant la dernière décennie, que ce soit par Brian Ferry, Emmylou Harris, Michel Rivard ou Gilles Vigneault. Pour la plupart écrites conjointement avec le même Philippe Tatartcheff qui leur prêtait sa plume en 1980, ces nouvelles pièces s’écoutent comme autant de savoureuses anecdotes, dans une ambiance étonnamment cohérente étant donné la multiplicité des studios visités. À elle seule, la réécriture par Tatartcheff de la Rose blanche d’Aristide Bruant vous jette au sol, alors que l’accordéon s’y heurte à l’orgue Hammond et que l’interprétation développe une rare force dramatique. Lorsque la jeune fille se fait trouer le corps en pleine rue par son jules, on est littéralement sur place, c’est-à-dire ailleurs.
"On se fréquente depuis les tout débuts, me dit Anna McGarrigle à propos de Tatartcheff. Je me souviens, alors que Kate était allée passer du temps aux États-Unis, du moment où j’ai terminé avec Philippe la composition de Complainte pour Ste Catherine… Je crois que ça nous avait pris environ 20 minutes! Heureusement qu’on l’a eu avec nous, car au rythme où ça va lorsqu’on doit nous-mêmes écrire les mots, notre nouvel album aurait été encore plus retardé."
Les détours furent d’ailleurs nombreux pour qu’on en arrive à ce disque, dont les premières pièces furent composées pour Les Étoiles d’Angus, traduction de la pièce de théâtre de Michael Healy The Drawer Boy. "L’autre élément déclencheur, dit Anna, fut un concert collectif lors des Coups de cour francophones il y a quelques années. C’est là qu’on a interprété Petite Annonce amoureuse avec Les Ours et Chloé Ste-Marie, qui nous a ensuite contactées pour pouvoir la chanter sur son propre disque, avant nous."
Hérédité folk
Pour les McGarrigle, la famille a d’abord été une ouvre à part entière. C’est pourquoi, certaines années, elles se sont permis de ne se produire que durant à peine deux semaines. "Depuis que nos enfants sont indépendants, poursuit Anna au téléphone, nous nous améliorons beaucoup sur scène. C’est de mieux en mieux, je pense. Auparavant, je préférais faire des disques, mais aujourd’hui je ne pourrais me passer de la spontanéité de la scène."
Sur le nouveau album, on retrouve deux descendantes directes, soit Lily Lanken et Martha Wainwright, fille issue de l’union d’autrefois entre Kate et Loudon Wainwright III. "C’est une drôle de réunion de famille, ce qui est devenu assez rare comme occasion. Martha est davantage à New York maintenant, et elle fait actuellement partie du spectacle de son frère, Rufus. Ils sont d’ailleurs à Montréal le soir de notre lancement." À contempler cet arbre généalogique, il y a presque de quoi croire au sang royal…
Parlant d’osmose intergénérationnelle, certains auront peut-être vu Kate et Anna sur scène avec un certain Nick Cave, lors de son dernier passage à Montréal. Un clin d’oil de l’Australien d’origine à la présence des sours sur un album capital: " Nick est très particulier comme chanteur, plus proche d’un style britannique qu’américain. On l’a connu il y a environ cinq ans au cours du Harry Smith Project, autour de ce collectionneur de vieille musique américaine qui avait été à la base du folk revival des années 60. On a donc fait deux pièces chacun, et deux ans plus tard Nick nous a invitées à faire partie de son album No More Shall We Part."
On retrouvait également les deux sours sur le récent The Raven de Lou Reed, hommage légèrement mégalomane à Edgar Allan Poe où les Blind Boys of Alabama croisent entre autres Ornette Coleman et David Bowie. "C’est Hal Wilmer, le producteur du Harry Smith Project, qui a aussi été mis en charge du disque de Lou, alors il nous a invitées à faire quelques pistes, sans que nous soyons au courant de tout ce projet autour d’Edgar Poe. Finalement, ils ont conservé une pièce et la seconde a plutôt été interprétée par Laurie Anderson, Mme Reed après tout."
C’est donc au carrefour de leurs deux "carrières" qu’on retrouve les sours McGarrigle, qui ne demandent dorénavant rien de mieux que de poursuivre cette lancée en français. "Le spectacle n’est pas entièrement basé sur le nouvel album, dit Anna, mais on en a extrait quelques pièces pour les ajouter à l’intérieur du cycle qui s’achève. De toute façon, il y a des choses qu’on ne pourrait pas faire, étant donné tout le mal que Michel Pépin s’est donné en studio. Pour reproduire tout ça sur scène, il faudrait qu’il se clone!"
Lorsque je demande à l’aînée du groupe à quel endroit les McGarrigle sont le plus en demande actuellement, elle éclate de rire comme si elles étaient encore de pures inconnues. "Je crois que c’est en Angleterre, à Londres en particulier. J’ai déjà pensé aller y vivre, d’ailleurs, on ne sait jamais… quoique Sydney en Australie m’a beaucoup plu aussi. Par contre, je trouve que la plupart des grandes villes tendent à perdre de leur charme depuis quelques années, conservant une façade touristique mais sans vie véritable. C’est le cas pour New York, par exemple…"
Au lendemain d’une représentation donnée à Fredericton, Anna n’ose encore prévoir l’accueil que le public francophone fera à La vache qui pleure. "Nous vérifierons cela à Moncton, puis à Québec et à Montréal. Je ne sais pas du tout à quoi m’attendre, en fait."
La vache qui pleure
Kate et Anna McGarrigle
(La Tribu)
En spectacle les 11 et 12 décembre
au Cabaret Music Hall
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