Laurie Anderson : L'âne à la tendresse
Musique

Laurie Anderson : L’âne à la tendresse

Années sombres et remises en question multiples pour la géniale poète-auteure-compositrice et touche-à-tout de New York. L’Amérique a changé. Au-delà de ses mythes fondateurs, elle s’y sent quelque peu étrangère. Entre l’envie d’abandonner et les soubresauts de la création, une œuvre sur l’élasticité du temps prend forme. Premiers essais courte distance ici, ce jeudi et demain et après-demain…

L’âne américain.

Un album paru au lendemain de l’effondrement du World Trade Center, auquel elle a pu assister de l’autre bord de la East River. Une série de concerts en forme de tristesse, de deuil et de stupeur. Des chansons prémonitoires sur les rues noircies de pluie de New York. Une interlocutrice hébétée, un entretien murmuré sur ce ton que l’on emploie dans les bibliothèques et les églises. C’était dans ces perspectives étranges que s’était déroulé notre dernier entretien avec Laurie Anderson.

Février 2004. De même que la grande œuvre "opératique" sur le Moby Dick de Melville entamée par Anderson, puis interrompue par la mort de son père, déboucha sur un album morcelé liant la solitude océanique des cétacés à celle de l’homme dans l’univers, le concert qu’elle s’apprête à livrer à Montréal sera parcellaire, instinctif.

Ce work in progress, qui devrait finalement se cristalliser pour une longue tournée en septembre, s’inscrit, inachevé, dans une marge du temps. Incidemment, il porte sur le temps. Nous n’en saurons pas beaucoup plus.

"Les trames narratives possèdent un début, un milieu et une fin… mais pas nécessairement dans cet ordre… ce sont des textes qui deviendront peut-être des chansons, possiblement accompagnées d’éléments visuels… Un disque, je ne sais pas… Emmènerai-je un musicien? On peut faire tellement de choses seule maintenant… Je veux voyager léger avec mes esquisses. Et raconter mes histoires différemment", murmure Anderson, bien embêtée de préciser davantage, pour le moment, le sens de son travail avant d’ajouter: "…mais j’adore ce moment d’hésitation, ces errances, lorsque j’ignore la direction que prendra la création… cela me semble une phase créatrice très bénéfique face à ces industries culturelles qui privilégient des expressions sonores et visuelles grandiloquentes, flagrantes et simplifiées, relayées par des entreprises qui investissent des millions en matraquage promotionnel!"

Vécue dans une Amérique affligée de facilité culturelle et politique, sourde aux récriminations du reste de l’humanité, une Amérique où Laurie Anderson, artiste d’avant-garde dans les années 80, se reconnaît de moins en moins, la thématique du temps s’est nécessairement développée autour du contexte sociopolitique post-traumatique du 11 septembre. "Je ne voulais pas, par contre, aborder les incidences politiques directement… mais je crois que depuis le 11 septembre, les gens ont développé une autre perception du temps. On aurait pu croire que le sentiment de fragilité et d’inquiétude qui en résulterait aurait poussé les Américains à des réflexions existentielles sur la valeur des choses. Eh bien, au contraire, ces sentiments ont provoqué une accélération de tout, un excès, une augmentation des attentes, des désirs, des besoins, probablement afin de fuir cette réalité. La manière dont notre culture arrive à échapper aux plus importantes des réalités, comme la mort par exemple, me stupéfie."

En tournée durant les mois suivant New York, l’artiste a aussi laissé en route quelques-unes de ses illusions. Atteignant déjà les 100 pages, son projet d’écriture l’a entraînée vers une réflexion personnelle sur son propre devenir.

"Beaucoup des mécanismes que j’utilisais pour regarder devant ne fonctionnent plus. Les motivations sont devenues plus fragiles. Vous connaissez l’histoire de l’âne, du bâton et de la carotte? Dans mon cas, l’âne était déjà particulièrement réticent à accomplir un certain nombre de choses. Je refusais ceci, cela.. Mais je me trouvais des motivations, généralement ailleurs que dans la gloire et l’argent… Il y a des petits trucs pour avancer… j’essaie de les saisir. Maintenant, l’âne est mort…

"Ainsi, malgré ce que cette expérience a de personnel, je ne veux pas raconter ma vie mais bien celle des autres, leur rapport au temps. Je ne voudrais pas m’étendre là-dessus. Mais au cours des années qui ont suivi l’automne de 2001, j’ai perdu beaucoup des motivations qui me poussaient à la création. Je suis découragée de vivre dans cette culture. J’oscille entre le sentiment qu’il n’y a rien à faire pour que ça change et l’envie de tout essayer pour poursuivre, ne pas abandonner mon art et sombrer dans le cynisme."

Trente secondes pour combattre cette tristesse. Que dire à une artiste plongée dans le doute? La vérité. Qu’on l’aime. Ce qui, en version plus pudique, se traduit par cette anecdote authentique: "Récemment, une collègue qui entendait pour la première fois un extrait de One White Whale, chanson sur la solitude des vivants, a essuyé une larme d’émerveillement." Réponse de l’intéressée: "Oh, that’s really great to hear!"

Et hop! Un mois de carotte et quel beau bâton!

Les 19, 20 et 21 février
À l’Usine C
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