Printemps de Bourges : Bourges de là
Du vrai beau temps, une grosse manif de K.O. Social, des détours et des découvertes, des shows pleins, pleins, pleins (la moyenne du "taux de remplissage" des 12 salles a grimpé à 99,4 % pour les six jours!). Le Printemps de Bourges 2004 aura été marqué par quelques performances triomphales (dont celle de M) et annonce peut-être le début de la fin pour la crise des intermittents du spectacle.
Juste avant d’arriver à Bourges, le train de Paris s’arrête à Vierzon. Petit clin d’œil à Brel pour un gars qui s’apprête à se gaver de chanson! C’est la première fois que je mets les pieds dans ce festival influent et mythique qui s’est imposé comme un incontournable révélateur de tendances depuis la fin des années 70. Et s’il y a bien "à boire et à manger", comme on dit, dans la programmation de cette 28e édition, notamment des super soirées rock dans la fournaise du Palais d’Auron – comme l’affiche du vendredi qui rassemble Franz Ferdinand, Yeah Yeah Yeahs et The Vines, qui dit mieux? -, la tendance est palpable, on revient à la valeur sûre, à l’étalon, à l’épine dorsale du métier: la bonne vieille chanson.
"C’est ça le Printemps!" me déclare Daniel Colling, radieux sous le soleil avec son verre de blanc au beau milieu du jardin historique du Prieuré. Le grand manitou de Bourges est aussi le patron du Zénith, une des salles les plus importantes du showbiz parisien. "Le rock et les autres esthétiques ne sont pas morts, poursuit-il, mais il y a un retour à la chanson. Avec de la mélodie et surtout une nette prédominance du texte. Et puis cette année, il y a les filles aussi…"
Parmi les filles, il y a Lhasa, Melissa Auf der Maur et Feist, des Canadiennes qui ne sont pas passées inaperçues, mais il y a aussi Laetitia Sheriff, Jeanne Balibar, Dani (eh oui!) et la petite Nantaise, Jeanne Cherhal, qui n’a pas la langue dans sa poche. Découverte à Bourges même, elle revenait cette année avec ses jeans, son piano et son premier album très féminin Douze fois par an, pour recevoir une ovation debout dans un tour de chant tout à fait lumineux.
"96 % du public de Bourges d’aujourd’hui n’était pas né quand ce festival a commencé, affirme encore Colling. J’ai donc beaucoup changé mes équipes et je n’ai pratiquement plus personne du début. Les programmateurs, notamment, ont souvent été renouvelés pour des plus jeunes avec des sensibilités artistiques plus proches des musiques d’aujourd’hui. L’identité de la manifestation doit bouger chaque année. Ça m’oblige à rajeunir! J’adore ça."
Ce rajeunissement forcé du public explique peut-être aussi la seule fausse note du festival. Samedi soir, vers minuit moins le quart, un Bashung au sommet de son art s’est fait huer par la grosse foule du Phénix qui voulait voir… Bénabar! Inconnu au bataillon il y a deux ans, le blondinet a le vent en poupe depuis la sortie de son premier album Les Risques du métier. Chanson teintée d’humour et d’ironie, assez proche de la tradition française en somme, avec un attrait pour la fantaisie et le music-hall. En fait, la soirée avait débuté en fanfare avec Cali,
un autre jeune premier, pourrait-on dire. Un Pierrot fou de joie qui sautille sur toute la scène pendant que le public reprend de toutes ses forces chacun de ses refrains. Ivre de bonheur, mèche de cheveux collée sur le front en sueur, ce chanteur exalté fait penser à Higelin, le funambule, quand il entonne C’est quand le bonheur?.
Mais tout le monde n’avait pas le cœur à la fête dans la préfecture du Cher… Vous êtes peut-être au courant de la lutte désespérée que mènent en France les intermittents du spectacle face à un gouvernement qui fait la sourde oreille. L’année dernière, ce mouvement était passé aux actes, boycottant sans pitié les FrancoFolies de La Rochelle. Le festival de Foulquier avait dû mettre la clé sous la porte à la dernière minute et faire le deuil de son 19e anniversaire. Le dialogue n’a guère évolué depuis et Bourges, en avril, est le premier sur le calendrier des grosses manifestations culturelles qui dépendent en grande partie des pigistes du show-business. D’où la tension…
Les organismes professionnels et syndiqués de l’industrie ont donc mis sur pied quatre jours de rencontres et de débats sur place, "Les Tribunes du Printemps". Inutile de préciser qu’on attendait de pied ferme la visite, vendredi dernier, du nouveau ministre de la Culture du cabinet Chirac: Renaud Donnebieu de Vabres. Avec une brique et un fanal, plutôt. Avec aussi quelques banderoles et le soutien de quelques voix comme celles de Mano Solo et Sergent Garcia, entre autres. L’opération s’intitulait "Avis de K.O. Social".
"Chacun s’exprime, c’est la vie", dira le ministre, imperturbable. Le P’tit Bougeon, le quotidien gratuit – une grande nouveauté à Bourges -, reprendra dans son édito amer les propos laconiques de l’autorité: "Avant que ça me déstabilise, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts." Mais la confrontation, pour la première fois, se termine par une promesse on ne peut plus formelle, avec échéance en plus! "Je me fixe un objectif d’une dizaine de jours pour franchir la prochaine étape et faire des propositions." Si le ministre tient parole et que les négociations aboutissent, Bourges pourra se vanter d’être le festival qui fait avancer les choses.
Mais le show le plus spectaculaire de tout ce beau Printemps restera sans aucun doute celui de M dont le dernier album, Qui de nous deux, a été encensé récemment dans nos colonnes. Ce cher Mathieu est toujours un garçon affable dans la vie et en entrevue, attentif et combien modeste, qui s’exprime aussi avec une infinie douceur. Mais attendez qu’il monte sur les planches avec son costume de vampire et sa coiffure de chauve-souris: l’ami Chedid est complètement transformé! Flanqué du bassiste et violoncelliste Vincent Segal du groupe Bumcello, M donne un tour de chant extraordinaire dans lequel il se montre vraiment capable de tout. Comme de réclamer le silence absolu sous un chapiteau rempli de six mille fans avant d’enfiler des solos de guitare électrique à la Prince.
Aux antipodes de ce succès indéniable, il se passait de drôles de choses, 500 mètres plus loin, dans deux salles jumelles, le 22 Est et le 22 Ouest, où des D.J. alternatifs se succédaient de dix heures du soir à quatre heures du matin, faisant passer parfois difficilement les subtilités du spoken word en anglais au peuple béni du Berry. J’ai raté Ghislain Poirier dans ses œuvres mais j’ai vu la performance déjantée de Buck 65 et surtout un certain Sage Francis, tellement pas sage qu’il ferait passer Eminem pour un enfant de chœur au début de la messe.
Une déception? Peu de musiques du monde. Le chapiteau recevait quand même, le 23, la visite du sympathique quatuor guinéen Ba Cissoko et d’Ojos De Brujos, un collectif catalan anarchiste à souhait qui fait exploser sur scène son flamenco bâtard à coups de cajón et de scratchs intempestifs. Heureusement, Lhasa était encore sublime pour l’avant-dernier concert de sa tournée européenne, et pour finir, samedi soir, Bebo Valdez, 85 ans, le papa de Chucho et désormais doyen des génies du piano cubain, retrouvait sur scène l’Espagnol Diego El Cigala, une voix à vous jeter par terre. Lagrimas Negras, leur premier album à deux, est encore plus émouvant à voir qu’à écouter.
La bonne nouvelle, c’est que plusieurs des artistes français programmés à Bourges viennent d’être officiellement confirmés au programme des FrancoFolies de Montréal cet été. Parmi eux, Cali et Cherhal à découvrir, et les retours attendus de Bashung, deux soirs au Métropolis, et de M, deux soirs au Spectrum, avec sa grosse guitare rose. Vous allez vous régaler!