Francis Cabrel : Pas de nouvelles, bonnes nouvelles!
Musique

Francis Cabrel : Pas de nouvelles, bonnes nouvelles!

L’intelligentsia de la chanson francophone a commencé à snober FRANCIS CABREL le jour où ses belles ballades se sont installées trop confortablement dans le divan des palmarès rock-détente. Pourtant Francis n’a guère changé de manière depuis vingt-cinq ans. Avec son nouveau disque Les beaux dégâts, un peu plus mûr, un peu plus blues, le sobre artisan folk poursuit sa route: celle des chemins de  traverse.

Le pire avec les chanteurs populaires qui tournent à la radio, c’est que leur œuvre devient, veut, veut pas, la trame sonore de nos amours, de nos vies ordinaires et de nos petites misères. Pour moi, Cabrel avait écrit le portrait tout craché de ma blonde Michèle avec Je l’aime à mourir. C’était l’été à La Rochelle. À Québec, un an plus tard, rien n’allait plus et on chantait partout "Je n’avais pas vu que tu portais des chaînes / À trop vouloir te regarder, j’en oubliais les miennes". Lorsque j’ai enfin rencontré le maudit auteur, il y a cinq ans, je lui ai aussi réglé son compte pour ma rupture avec Bibi. Le jour où j’étais venu prendre mes affaires, celle-ci avait écrit en haut de sa porte "J‘avais dû confondre les lumières d’une étoile et d’un réverbère". Reconnaissant texto le "punch" de sa phrase dans Encore et encore, le chanteur gêné n’avait pu s’empêcher de pouffer de rire en s’excusant du dégât.

"Je m’en souviens très bien, me dit-il en se versant du thé dans un chic hôtel de la métropole. J’ai encore raconté cette anecdote dans une émission en France, il n’y a pas très longtemps. On me demandait si mes chansons correspondent parfois à des histoires vécues par d’autres gens. J’ai dit que j’avais rencontré un garçon au Québec qui m’avait rapporté ça."

Heureusement, il n’y a pas de chant de rupture sur le nouvel album qui sort cette semaine. Sauf, peut-être, la petite dernière: Je te vois venir, superbe. Mais le simple qui rentre au poste s’appelle bien Bonne nouvelle. C’est la rengaine d’un homme heureux qui se répète en rythme "la vie me donne ce que j’attends d’elle". Car Cabrel mène une vie tranquille dans son village natal d’Astaffort avec sa femme et ses deux filles. Après douze ans de loyaux services comme conseiller municipal, il s’est même payé le luxe d’enregistrer tout le disque dans une vieille grange, au fond de la cour. La baraque avait servi jadis d’entrepôt pour les fleurs et les fruits séchés avant de voir passer bien des festins, dont celui de la nuit de l’an 2000.

Of course, tout a été enregistré directement, comme d’habitude. "Je ne connais pas d’autres méthodes", insiste le chanteur, passionné de guitare et de musique sans fard, toujours fidèle à ses principes et au même groupe de musiciens: Lable et Paganotti, qui ont pris le train en marche à Photos de voyage (1985) et Gérard Bikialo, son pianiste depuis Fragile ? ça fait vingt-quatre ans déjà. On ne change pas une équipe qui gagne, n’est-ce pas? "C’est peut-être ça, concède l’intéressé, mais c’est surtout que j’ai pas envie d’aller tout expliquer à d’autres. C’est tellement intime la construction d’une chanson! Quand tu connais les gens, quand tu sais comment ils vont monter l’édifice avec toi… Ce sont des musiciens méticuleux mais qui recherchent beaucoup le naturel. On veut le son idéal. On a tous cette obsession de jouer peu, mais exactement les notes qu’il faut."

Le même ingénieur, l’Américain James Farber, trône à la console depuis 1989. À New York, il mixe aussi le trio jazz de Brad Melhdau. "C’est la même démarche, dit Cabrel, la recherche du minimum."

Et l’épure ennoblit l’ébauche, c’est bien connu. Avec des cuivres feutrés, des solos sentis de sax ténor ou de clarinette basse. Et Telecaster sort du même moule que Sarbacane, c’est direct, basique; c’est évident. En fait, depuis son disque précédent, Cabrel s’est donné pour mission de rappeler l’héritage de ses héros Robert Johnson, Muddy Waters, Otis Redding mais aussi Son Lemon et Charlie Patton, des bluesmen méconnus de l’Amérique noire qu’il écoute encore quotidiennement dans son hameau.

On le croyait triste et ramolli, mais ça fait longtemps que le Français à l’accent toulousain ne se prend plus pour une rock star. Il assume son dossard de chanteur de variété alors qu’on l’associe plutôt à Jackson Brown, James Taylor et Bob Dylan – dont il adapte ici Shelter From The Storm. Et l’émotion contenue n’empêche pas les coups de gueule anars comme Tête saoule ou Les faussaires dans laquelle on entend: "Fausses rumeurs, fausses annonces / Faux sauveurs donnant de fausses réponses". Évidemment, toute ressemblance serait fortuite…

Entre colère et pudeur
Le fataliste de C’est écrit ne tisse pas de mélodrames cousus de fil blanc pour le plaisir de vendre un autre million de disques. Cent fois sur le métier, sur son établi (l’image aura rarement été aussi appropriée), il façonne ses refrains discrets et polit ses rimes sans se lasser. Écolo de la première heure, écolo toujours, le Gaulois pète les plombs pour un oui pour un non quand il regarde la télé, quand il parle de la politique des citadins. De vrais coups de gueule.

Confiant en ces rencontres qui illuminent la vie (Le danseur, c’est pour dire à ses filles "Le bonheur existe, j’ai rencontré votre mère"), il est souvent déçu, frustré de la tournure des choses. "Ça s’entend? me dit-il, surpris. C’était pas fait pour que ça s’entende beaucoup mais forcément, ça se voit que je n’arrive pas vraiment à comprendre. Déjà dans La corrida (1995), je m’indignais du supplice du taureau. Aller se réjouir du spectacle de la torture, c’est le plus mauvais signe que l’humanité puisse envoyer. C’est comme les prisons en Irak et les Américains qui se marrent en montrant des gens accroupis au sol avec des chiens. Le monde ne vivra pas en paix tant qu’on n’aura pas enseigné aux gens le chemin vers une intelligence collective."

Et puis, il y a cette chanson terrible, ce douloureux poème Elle dort, qui fait le portrait d’une paralytique assoupie dans son fauteuil roulant. "Elle ne dansera jamais; elle rêve simplement, explique le chanteur avec pudeur. Ces enfants myopathes qu’on attache à plusieurs niveaux, les jambes, le bassin, je les ai croisés souvent. J’ai même été parrain d’enfants handicapés qui sont morts jeunes. Tu les rassures un peu, quand ils ont douze ou treize ans, avec une bouteille d’oxygène… Ce monde-là, ça me fait peur. On ne sait pas trop comment se comporter. J’ai fait cette chanson un peu pour tous ces gens. Pour ceux aussi dont la vie est brisée parce qu’ils accomplissent le sacerdoce d’accompagner des enfants qui ne s’en sortiront pas. Pour tendre une main et pour dire un sourire, ça ne fait jamais de mal…"