PJ Harvey : La sirène noire
Artiste affranchie, POLLY JEAN HARVEY refuse de s’asseoir sur le succès commercial de Stories from the City, Stories from the Sea et propose, pour y faire suite, l’un de ses albums les plus dépouillés. Entretien avec un caméléon du son qui se complaît dans l’ambiguïté.
"Hellooo, is this Daaawvid?"
Malgré l’accent distinctif, la voix susurrée dans le combiné est à ce point délicate et suave que l’on croit d’abord avoir affaire à une relationniste. Un doute qui se dissipe le temps de répondre par l’affirmative.
"Oh, hi! This is Polly Jean, how are you?"
Entre cette voix enjouée, douce, rieuse et le chant plaintif auquel l’Anglaise nous a habitués, le contraste est flagrant. Voire déconcertant.
Il y a bel et bien deux PJ Harvey: celle qui interprète les personnages graves et troublants de ses chansons, qui hurle, beugle, râle, pleure et gémit; puis la tendre fille de fermiers du Dorset, menant une petite existence rurale, discrète et paisible.
"Le chant, la voix m’intéressent énormément, dira-t-elle au cours de l’entretien. Je les étudie et j’adopte différentes intonations selon l’ambiance que je souhaite donner aux chansons. Ce serait ennuyant si je reproduisais toujours la même voix, non?"
"Et puis de toutes manières, selon le sujet abordé ou la personne à qui on en parle, on n’emprunte pas toujours le même ton non plus."
Les réponses de Harvey sont expéditives, rassemblées en phrases compactes qui, sans paraître toutes faites, vont droit au but, évitant les palabres et la suffisance. On y sent un désir d’efficacité qu’elle a peut-être hérité de cette campagne qui l’a vue naître. Ou sinon de la ville, de ses exigences en termes de rendement, de rapidité?
Mais au fond, qu’importe. La voilà qui, depuis New York où elle enfile les entrevues, répond à vitesse grand V aux dizaines de questions qu’inspire son nouvel essai.
Un disque qui, à l’image de son auteure, renferme plusieurs visages, propose un éventail de tonalités et de voix empruntées aux personnages dont le destin tordu ne signifie pas pour autant qu’il est sombre.
C’est du moins ce que leur créatrice prétend.
L’incomprise
Sixième album de matériel original de PJ Harvey (si on exclut ses four-track demos), Uh Huh Her diffère peut-être de ses prédécesseurs sur le plan de la production, mais il puise toujours dans la même théâtralité, dans la même colère et les angoisses qui ont permis à l’auteure-compositrice de s’installer confortablement parmi les artistes les plus en vue du art-rock britannique. Sans compromis, sans censure, sans pudeur.
Et même si, 12 ans après le sulfureux Dry et presque 10 ans après la parution du très glauque To Bring You My Love, la tension sexuelle, les perversions et l’abandon malsain dans des amours en cul-de-sac ne sont plus aussi sordides, plus aussi porteurs d’un érotisme noircissant, Harvey s’invente toujours des personnages au destin surchargé, presque invariablement interprétés à la première personne.
Principale cause de ses ennuis avec les médias.
"C’est l’histoire de ma vie, rigole-t-elle. Parfois, je déconne et les gens prennent ça très sérieusement. Comme la chanson Who the Fuck (sur son nouvel album), qui est un peu stupide, et on me demande: "Pourquoi êtes-vous en colère comme ça?" Et je réponds: "Voyons donc, je m’y plains de mes cheveux!" (rires) Je m’y suis habituée, par ailleurs; les gens essaient toujours de vous mettre dans une case: mélancolique, sombre…"
"Il y a beaucoup plus de comédie dans mes chansons que ce que les gens voudraient bien admettre, poursuit-elle. Je crois même qu’il n’y a rien de tragique ici, vraiment. Ce disque est, selon moi, porteur d’espoir, d’amour et de beauté. Pour moi, il n’y a rien de noir dans ces chansons."
On aura envie de lui demander ce qu’il y a de lumineux dans Pocket Knife, où une jeune mariée dissimule un couteau sous sa robe nuptiale, ou encore ce que l’amour désespéré de The Slow Drug peut avoir de marrant. Mais on flaire le danger.
Même avec la plus douceâtre des diplomaties, esquisser l’idée qu’elle entretient le flou en se présentant elle-même dans un contexte "trashisant", à la limite du gothique par moments, accentuant autant l’idée de chansons autobiographiques que celle du désespoir convoyé par ses mélodies et ses textes s’avère risqué.
La réplique se veut d’ailleurs imparable: "Je ne le fais pas intentionnellement, et je ne crois pas que ces photos soient très sombres non plus."
Pas même la pochette de To Bring You My Love, où elle flotte sur l’eau, les yeux clos, donnant à l’image un air de rite funéraire?
Silence. PJ Harvey attend la question suivante.
Maîtresse à bord
La discussion oblique donc naturellement vers certains détails techniques. Dont la réalisation de ce nouvel album, "volontairement lo fi, même sous-produit", dira-t-elle.
S’appuyant sur le bagage de connaissances accumulées en se frottant aux Steve Albini, Flood, John Parrish et Mick Harvey, qui ont contribué à forger les ambiances parfaitement distinctes de ses précédents albums, Polly Jean Harvey souhaitait, selon son propre aveu, se détourner du son poli et circonspect de son disque précédent: "En fait, chaque fois, j’essaie toujours de m’éloigner le plus loin possible de l’album que j’ai fait avant."
"Lorsque j’écris des chansons, je travaille toujours en créant des démos avec mon équipement personnel, à la maison. Pour ce nouvel album, ce n’est qu’en terminant ces démos que j’ai compris la voie qu’il allait prendre", explique d’abord Harvey.
"Quand j’ai eu fini d’enregistrer les chansons chez moi, poursuit-elle, j’ai réalisé qu’elles n’avaient pas besoin de grand-chose de plus. Elles fonctionnaient déjà très bien, alors j’ai choisi de ne pas les réenregistrer en studio, et de les retoucher le moins possible."
"Aussi, ajoute-t-elle encore, je prends mon rôle d’artiste très au sérieux et je vois dans chaque album l’occasion de me lancer des défis et d’en lancer aussi à ceux qui écoutent mes chansons. Je dois constamment me prouver qu’en tant qu’auteure et compositrice, je peux encore m’améliorer, explorer de nouveaux territoires, repousser les frontières. Et les erreurs? Elles sont inhérentes au processus. On ne fait rien de bon si on ne se met pas dans une position de vulnérabilité qui peut parfois mener à l’échec."
Différentes notes touchant à la réalisation, découpées puis collées sur une collection d’autoportraits photographiques décorent les pages de la pochette de ce nouveau disque. Parmi elles, une phrase sort du lot. Une affirmation dure, mais d’une grande sagesse: "Si une chanson te donne du fil à retordre, retire-lui la chose que tu préfères."
"J’ai appris ça de Flood. Effectivement, c’est un peu brutal, mais totalement efficace. Ça te permet de repartir à neuf, avec une toute nouvelle perspective. C’est le travail d’artiste", commente-t-elle.
Un travail qui, apprend-on au fil de cette discussion sur la réalisation, s’avère exempt de toute exigence de la compagnie de disques. Une liberté dont elle dispose, de créer sans ambages. La création est pour Harvey un acte dont la connotation politique est indéniable. Principalement dans un univers dominé par le divertissement.
"Tout à fait, je fais ce que je veux, sans concession. Je dis ce que j’ai besoin de dire, ce que je désire", lance-t-elle avec assurance.
Même en ce qui concerne les entrevues?
"Je suis une "performeuse", je chante des chansons, je joue et je chante pour les gens. [Cette idée que je déteste les entrevues], encore, c’est une réputation qui me précède et qui est tout à fait fausse. Bien sûr, conclut-elle, si j’avais le choix, je n’en accorderais pas, mais j’en comprends l’importance, je veux que les gens sachent que je fais paraître un disque ou que je serai en spectacle dans leur région, alors je fais un compromis."
Uh Huh Her
PJ Harvey
(Island / Universal)