FIJM 2004: Rencontre André Ménard : La noce
Musique

FIJM 2004: Rencontre André Ménard : La noce

Est-il possible, était-il imaginable de faire fonctionner un festival de jazz magistral sans coup férir durant 25 ans? Notre collaborateur a rencontré ANDRÉ MÉNARD, l’un des instigateurs de ce qui est aujourd’hui l’événement musical le plus important du Canada. Concepts, souvenirs, évolutions, victoires, défaites, et bien sûr programmation 2004 sont au menu de cette conversation.

Il était évident que vous alliez vouloir marquer un grand coup avec une programmation hors norme pour le 25e anniversaire du FIJM. Sur le plan quantitatif, qu’est-ce qui a été ajouté?
André Ménard: "D’abord un jour de spectacles de plus (12 plutôt que 11); ensuite, pas de pause au milieu – chose qu’on fait d’habitude -; et puis trois grands événements plutôt qu’un. Il y a aussi des séries qui ont été ajoutées, comme celle du TNM, dans laquelle on retrouve Lhasa, Zachary Richard et Taïma, trois auteurs-compositeurs basés à Montréal avec une carrière internationale."

Vous récupérez par la même occasion une belle salle au cœur du Festival dans laquelle s’était tenue la série Piano, piano en 97. Revient-elle pour rester?
"Le TNM est une salle mythique mais très chère, je l’avoue. Ils nous la louent à un prix raisonnable et elle est tout à fait dans le périmètre du Festival, mais ils sont parfois incapables de la libérer. L’an dernier, c’était la pièce de la troupe de théâtre des abonnés et ils n’ont pas pu la déplacer pour nous. De plus, ils ont le syndicat de la scène, ce qui coûte plus cher, donc quand on va là, on ne veut pas installer un spectacle différent chaque soir. Il est préférable d’avoir un artiste qui puisse tenir l’affiche deux, trois soirs d’affilée."

Cette année, bien avant les fameux coups de cœur, vous vous étiez fixé trois défis: Keith Jarrett et son trio, Joni Mitchell, et la réunion Gismonti, Haden et Garbarek.
"Malheureusement, Garbarek ne pouvait pas venir en Amérique et Joni Mitchell, elle, ne fera aucun show cette année. Peut-être qu’elle n’en fera plus jamais. Mais qui sait? Il arrive qu’un artiste change d’idée."

Parlant d’artiste qui change d’idée, Keith Jarrett avait annulé la dernière fois, en 96.
"Il devait venir pour l’ouverture et quelques jours avant, il s’était déclaré malade. On ne savait pas trop ce qu’il avait à l’époque. Le papier du médecin qu’on avait reçu faisait état d’une infection. J’avais trouvé l’excuse un peu courte dans le temps mais il s’est avéré que ce qu’il avait était pas mal plus grave que ça: c’était le syndrome de la fatigue chronique dont il traîne encore quelques séquelles aujourd’hui. Au début, je l’avais mal pris parce que c’était une annulation de dernière minute. Moi qui avais vu mon père cousu d’arthrite prendre son char à cinq heures du matin en plein hiver pour aller faire sa job d’ouvrier, je trouvais cela un peu précieux. Mais peut-être aussi qu’il n’avait pas envie d’envoyer un signal alarmiste sur son état de santé à ce moment-là…"

La fameuse série Invitation accueille Chick Corea puis Charlie Haden. On a envie de dire que c’est un choix très "safe".
"Haden, c’est mon âme damnée; je suis son souffre-douleur. C’est même lui qui avait inauguré en 89 cette série-concept à laquelle je pensais depuis quatre ans mais pour laquelle j’avais préféré l’attendre. Dans l’album-souvenir des 25 ans du FIJM, je le décris comme "un homme de cœur, exigeant comme toute une classe de maternelle". Il avait fait huit concerts magnifiques en file; on en redemande encore. Les organisateurs de festivals en Europe m’avaient traité de maso. "Booker Charlie huit soirs de suite? Il faut aimer le trouble!" Quant à Corea, c’est peut-être le musicien avec le profil le plus haut à avoir accepté cette série-là. D’habitude, ces gens-là viennent faire leur concert de routine et repartent aussitôt. Lui, il s’arrête quatre jours pour quatre shows différents. Pour nous, c’est vraiment le fun. Dès les années 70, il était une figure de proue du jazz fusion, mais il faisait quand même du matériel acoustique et, parallèlement, des concerts en duo, entre autres avec Herbie Hancock et Gary Burton…"

Parlez-nous d’une série que vous avez eu du mal à défendre et à installer.
"Du mal? Je ne dirais pas ça. Il y a des séries où l’on prend plus de risques, où l’on expérimente un petit peu plus. Jazz dans la nuit au Gesù, par exemple. Ça laisse des libertés; parfois ça cause des déceptions. On n’a pas les résultats escomptés. Marco Zurzolo au Gesù, c’est pas évident. Pour l’instant, il y a une soixantaine de billets de vendus. Mais c’est là qu’on s’amuse le plus! Johanne Bougie a mis au Spectrum Jon Hassell, un de ses musiciens fétiches, qu’elle fait jouer avec deux de ses disciples: ce n’est pas le genre de booking qui se fait en une demi-heure. Ce sont des négociations compliquées pendant des mois. Finalement, l’artiste décide d’écrire de la musique nouvelle, demande deux jours de répétitions supplémentaires: c’est vraiment un événement unique en bout de ligne. L’essence des bons festivals, c’est justement d’avoir des choses exclusives ou qui ne se produiraient pas normalement dans ta ville. De ce point de vue-là, au FIJM, on en a plus que notre part! Dhafer Youssef le 2 juillet avec Fresu et Aarset est un des shows que j’ai encerclés; c’est du jamais vu. Gonzalo Rubalcaba et Joao Bosco, normalement ça ne se faisait qu’en Europe. Finalement, ils font le détour par Montréal avant d’aller là-bas, donc la création se fait ici. Il y a une prise de risque qui est intéressante… et assez séduisante, somme toute."

Egberto Gismonti avec I Musici de Montréal, c’est une vraie première aussi.
"Pour moi, Gismonti est un des cinq meilleurs musiciens des 50 dernières années. Yuli Turovsky et lui échangent tous les jours en ce moment. Chaque fois qu’on a challengé I Musici, ils ont toujours été à la hauteur, pour Abdullah Ibrahim Haden et le String Orchestra. Turovsky est un gars encore et il aime que son groupe serve à autre chose qu’à la routine ou au convenu. Tamango revient cette année mais avec David Murray, ça va être différent. Il va leur chauffer les fesses!"

Quelle est la série thématique la plus ancienne, à part les Grands Concerts et les Pleins Feux commandités de la Place des Arts?
"Jazz Beat, depuis 83. On n’a pas toujours fonctionné par séries mais c’était devenu souhaitable pour la lisibilité du programme. Il y a des séries qui ont changé de nom, comme Contrastes ou Voix du monde. Il y a 21 ans, la série Contrastes accueillait UB40, Pierre Ackendegue, etc. C’est sans doute la série thématique la plus vieille."

Voix du monde est une série exclusivement féminine au Club Soda depuis quelques années…
"C’est vrai, la série Chanteuses, chanteuses, qui était au Spectrum, a déménagé et changé de nom. C’est une (rires). Cette année encore, on présente des voix qui viennent des États-Unis, du Brésil, d’Angleterre, d’Argentine et du Mexique, en plus des voix du Québec et du Canada. La vérité, c’est que si on voulait faire la même chose avec les gars, on ne serait pas capables. Il n’arrive pas dix nouveaux chanteurs intéressants chaque année. À part les crooners, on dirait en plus que ça n’intéresse personne."

Quelles sont les grandes tendances que vous avez vues émerger en dirigeant la programmation pendant 25 ans?
"La tendance forte, c’est l’éclatement anti-tendance. En même temps qu’on a vu le néo-conservatisme arriver avec Wynton Marsalis, il y a eu une montée en puissance, sur le plan critique, de gens comme John Zorn et le renouveau d’une avant-garde assez free. Personnellement, je n’appelle plus ça de l’avant-garde. Le jazz est une musique qui reçoit beaucoup d’influences mais qui a aussi, d’une certaine façon, beaucoup coloré la musique populaire et même le hip-hop et la house. Le terrain est mouvant mais il s’est beaucoup élargi. Un festival, ce n’est pas une œuvre de muséologie. Les gens qui ne comprennent pas ça ont sûrement un problème avec notre programmation et je les comprends. Par contre, quand on voit certains courants se donner une appellation comme l’acid jazz, ils sont condamnés à ne pas durer. Le meilleur service qu’on puisse rendre au new jazz, c’est justement de ne plus l’appeler ainsi! La désignation, ce n’est pas très bon."

C’est un peu comme les phénomènes world. Quand vous avez fait venir Johnny Clegg et Savuca il y a 15 ans, on était au début d’une lame de fond musiques du monde…
"Quand on l’a fait, ça a causé une surprise. Il est devenu une star instantanée, vendant 100 000 albums au Québec dans l’année qui a suivi. C’est là qu’on a senti que le Festival avait une certaine influence, un certain impact. Mais c’était avant la fin de l’apartheid. Qu’il revienne aujourd’hui avec Ladysmith Black Mambazo pour commémorer les dix ans de la fin de ce régime, la symbolique est encore plus forte. Et même s’il a été moins actif pendant ces dix dernières années, ça reste quelqu’un de pertinent."

Le public de Montréal n’est-il pas la véritable vedette dont on ne parle pas assez quand on évoque le succès du Festival?
"Il y a deux festivals: un en salle et un dehors. Et ce serait se mettre la tête dans le sable que de penser qu’il n’y a qu’un seul public. Le public dehors est plus débonnaire, plus familial. En salle, on voit des aficionados. Montréal avait un public très bon enfant au début. Aujourd’hui, les gens sont plus informés, plus cultivés. Toujours aussi chaleureux mais… Une performance de routine reçoit une réaction de routine. C’est moins candide. La part de marché des disques de jazz à Montréal est plus importante que dans les autres grandes villes ou dans le reste du Canada. Elle est au moins le double. On ne peut pas prendre le mérite de tout mais quand même… Il y a 25 ans, Montréal était une ville-dortoir, une ville pas hot. Tous nos modèles étaient à l’extérieur. San Francisco, New York, même Key West. C’est une chose qui a beaucoup changé. Le Festival est une des composantes dont les Montréalais se vantent de plus en plus."

Et puis c’est une manifestation pacifique. Qu’est-ce qui distingue le Montréalais des habitants des autres villes que vous visitez en période de festival?
"L’extrême civisme. On invite toutes les composantes de la société. Et chaque fois, on a la démonstration que ce n’est pas parce que tu laisses rentrer tout le monde et n’importe qui que tu as du trouble."

Le fait que ni Radio Jazz Bell ni Couleur Jazz ne soient en ondes cette année, c’est quand même une grosse déception, non?
"Oui, c’est décevant. Il y aura eu un petit hiatus entre le préambule que sera ce festival et l’ouverture de la radio. Mais nous sommes sur les rails pour la mettre en ondes vers la mi-août. C’est un problème technique qui nous a bloqués mais la radio ne sera plus éphémère, elle va être en ondes pour les prochains 25 ans."

Justement, je voulais vous demander: vous n’auriez pas cru en être là il y a 25 ans, alors comment envisagez-vous le 50e du FIJM, vu d’ici?
"À 40 ans, je pensais encore que j’étais en pleine imposture, que la job achevait pour moi et qu’il faudrait peut-être que je me trouve un vrai travail à un moment donné… C’est sûr qu’il y a 25 ans, je ne pensais pas que je serais au Festival de Jazz. Ce qui est certain, c’est qu’un jour je ne serai plus dedans et je pourrai y aller. Je trouve ça ben l’fun!"

FIJM
Du 30 juin au 11 juillet
www.montrealjazzfest.com