Keith Jarrett : Keith ou double
Musique

Keith Jarrett : Keith ou double

Quand vous sollicitez une entrevue avec KEITH JARRETT et qu’il répond oui, il vaut mieux vous préparer au pire. Joint au téléphone en pleine tempête, en plein black-out dans son domicile du New Jersey, celui qu’on décrit depuis longtemps comme un maniaque insupportable et vaniteux se révèle un homme disponible, bavard et plein d’humour. Révélations surprenantes de celui qui ne tient rien pour acquis, pas même son amour du piano. La seule chose dont il soit sûr? Son trio.

Il a déplacé sa majesté au moins à trois reprises au Festival International de Jazz de Montréal. Il y a déjà joué en solo et la dernière fois, en 93, avec son fameux trio. Dès que je lui demande s’il a des souvenirs de notre ville, Keith Jarrett commence par rire un bon coup, l’air de dire: "Tu ne veux pas savoir ce que j’en pense." Puis il s’explique:

"La dernière fois que je suis venu, littéralement toute la ville avait été transformée en une espèce de gigantesque fête du jazz. C’était ça le feeling. Ou peut-être que c’était la fois d’avant? En fait, je me souviens de tout ça, mais je n’arrive pas bien à me rappeler si on avait bien joué ou pas."

Je lui confirme alors que la ville vit sur un high, tel un village global, pendant 10 ou 15 jours, et que cette espèce d’utopie éphémère s’imprime volontiers dans la mémoire de bien des visiteurs. Le super pianiste précise aussitôt sa pensée:

"Je n’aime pas les grosses fêtes de jazz. C’est comme du cirque. Ça se transforme en un événement social. Certaines cultures en sont venues à penser au jazz comme à une chose festive. Pas moi. Je pense que le jazz est une chose sérieuse. Pourtant j’aime les festivités. Mais quand il y a toutes sortes de monde, ça peut devenir un problème. Au bout du compte, tu n’as plus un auditoire homogène. La foule est distraite et toi, pendant ce temps, tu fais ton boulot très sérieusement. C’est l’fun pour les festivaliers, mais ce n’est pas amusant pour nous. Et si c’est pas l’fun pour nous, on ne joue pas aussi bien."

Agoraphobe, le monsieur? Non, allergique à la pollution sonore. Pour quelqu’un qui possède l’oreille parfaite comme Jarrett, traverser un capharnaüm estival peut s’avérer assez pénible. L’organe auditif n’arrête plus d’enregistrer les sons et le cerveau identifie sans cesse une multitude de notes qu’il n’apprécie guère.

"Je ne voulais même pas rester à l’hôtel avec tous les musiciens en plein cœur du festival. Mais partout où j’allais, j’étais poursuivi par du mauvais jazz (rires). Il y avait de la muzak un peu partout ou bien des choses qu’on croit être du jazz. Moi, je m’éloignais du centre-ville dans l’espoir de ne plus rien entendre. Comme si j’avais peur d’attraper une infection juste avant d’aller jouer."

Elle est bonne celle-là! Mais notre homme Keith ne blague pas toujours. Pour son dernier album live Up For It, enregistré en plein air, à Juan-les-Pins, un jour de pluie, il a écrit un texte superbe qui s’intitule Le Triomphe du désir. Extrait: "Mon pays va déclarer la guerre à l’Irak. Il y a un manque évident de poésie dans le monde. La joie et la transcendance ont peu de place pour fleurir ici. Aspirer à la grandeur n’est plus à la mode. Tout est marketing, imitations. L’argent et la célébrité sont les seules motivations. Où est l’intégrité? Quelle signification? Pourquoi jouer de la musique? Cela peut-il encore changer quelque chose?"
Graves questions. Et l’angoisse du pianiste face au clavier d’ébène et d’ivoire…

La musique comme un refuge? "Oui, concède Jarrett. Si ça vous permet d’échapper au monde autour, et la merde et la laideur qu’il englobe. Le monde n’est tellement pas musical! Et on le voit de plus en plus en regardant les nouvelles de nos jours. Mais ça a toujours été ainsi. Si les Américains étaient davantage initiés aux arts, cela réduirait les risques de stupidité. Toutes les choses négatives qui se produisent en ce moment, tout ce qu’on entend de tensions et de mauvaises nouvelles pénètrent notre système. La musique peut être une solution ou un antidote qui nous permette de transformer ces énergies négatives en positif. Sauf que le terme a une signification différente pour chacun d’entre nous. Ça peut être tout ce que j’ai entendu à travers les rues de Montréal, ça peut être la Musique avec un M majuscule. La vraie musique vous affecte mais elle ne vous fait jamais de mal. De plus, on a toujours le choix de quitter la salle si on veut…"

Il ne faut pas oublier que l’homme qui parle joue du piano depuis l’âge de trois ans et qu’il a donné son premier concert à sept ans. Génie précoce, aîné d’une famille de cinq garçons, il ne se considère même pas comme un privilégié.

"Non, non. Pas du tout. L’expression s’applique effectivement dans mon cas mais j’en ai rencontré un autre et ça ne me tentait pas d’être comme lui ou de faire du piano classique comme lui. Et puis mes parents ne savaient pas comment s’y prendre -heureusement d’ailleurs – pour m’orienter vers une catégorie donnée. Ma mère voulait juste que je pratique. Alors elle essayait de m’éloigner du terrain de basket. Mais comme tous les enfants, j’ai trouvé le moyen de m’arranger. Ceci dit, je n’ai pas eu de privilèges. D’abord nous n’avions pas d’argent. Je ne pouvais même pas rester avec la prof de piano, qui était assez chère. Elle n’aimait que le classique de toute façon. Elle ne voulait pas que je batifole avec d’autres musiques. Je m’en suis sorti pareil."

À 15 ans, le jeune Keith bénéficie enfin d’une bourse pour aller étudier à Paris avec la grande Nadia Boulanger. Il refuse. Une vraie tête de cochon!

"Je croyais que je voulais y aller et quand l’occasion s’est finalement présentée, j’ai dit: Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai refusé mais c’était très intelligent de ma part. Je ne veux pas savoir le nom de tout ce que j’entends. Je veux entendre des choses et les faire. Pas les nommer, les classifier pour que l’appellation prime sur le son. C’est le problème avec l’analyse."

Avec une facilité déroutante, Keith apprend le sax, la guitare, le clavecin, l’orgue, la batterie, les percussions. Il joue souvent du soprano sur ses disques dans les années 70, avant de s’en tenir exclusivement au piano à queue. Désintérêt soudain pour les autres instruments?

"Non, affirme l’intéressé, je les aime toujours autant. Beaucoup même. Mais quand tu vieillis, il faut concentrer ton énergie sur un truc, sinon ça devient plus difficile. Certains de ces instruments ont même plus de signification pour moi que le piano. Un de mes secrets, c’est que je n’entends jamais vraiment le piano quand j’en joue. J’entends plutôt ce que le piano ne peut pas faire et j’essaye de m’approcher le plus possible de ce que je veux entendre. Je l’imagine comme une voix, pas comme un instrument qu’on martèle. Parfois j’utilise le martèlement comme s’il s’agissait d’une percussion ou plus souvent une voix, mais je l’utilise rarement comme un piano… (rires)"

Ça fera bientôt 22 ans que Jarrett a enregistré le fameux Standards, Volume One avec Peacock à la contrebasse et De Johnette à la batterie. N’y a-t-il aucun autre musicien avec qui il aimerait renouer et rejouer? Peut-être le saxophoniste norvégien Jan Garbarek avec lequel il avait enregistré son fameux album My Song?

"On s’envoie des cartes à Noël, on se parle parfois. C’est tout. J’ai utilisé peu de musiciens dans ma carrière mais toujours au maximum de leurs capacités. Pour ce que j’avais en tête à un moment précis, j’ai obtenu d’eux les meilleurs résultats possibles. Et on peut compter sur moi pour savoir quand ça ne va plus. J’écoute toujours attentivement la musique que l’on fait. La dernière fois qu’on a fait la tournée japonaise avec le trio, si la musique n’était pas toujours allée en une courbe ascendante, j’aurais envisagé d’arrêter. Mais la chose la plus étonnante avec le trio, c’est que ce n’est jamais arrivé! C’est arrivé tellement souvent que des gens viennent me dire: et je réponds toujours: Je veux bien prendre des suggestions sérieuses, pas juste du name-dropping, mais je doute qu’il y ait quiconque de mieux pour moi."

Alors, à quoi faut-il s’attendre le soir du 1er juillet?

"C’est vraiment difficile à dire. Chaque fois nous entrons dans une salle, il faut recommencer à zéro. On arrive sur la scène, on tâte le terrain, on observe les alentours, on commence à jouer de nos instruments pour voir comment tout cela sonne. Parfois, on essaye un standard et on n’aime pas, alors on décide de jouer free parce que la salle nous y oblige. Les jeunes musiciens ne comprennent pas ça. Si tu as tout ce que tu veux, tu n’es jamais coincé contre le mur, et tu n’as pas à sauter la clôture pour sauver ta peau."

Finalement, maître Jarrett, un petit conseil aux jeunes musiciens?

"S’ils pensent à la musique quand ils l’écrivent ou pendant qu’ils la jouent, ils ne font pas de musique. Il faut être sans pitié avec soi-même et ne jamais prendre un compliment pour plus que l’avis d’une seule personne qui peut bien s’être trompée. La question qu’il faut se poser n’est pas: quel chapeau vais-je mettre ce soir pour le show?" www.montrealjazzfest.com

Le 1er juillet
À la Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts