Diana Krall : La mariée était en noir
Musique

Diana Krall : La mariée était en noir

Elle a pris mari et perdu sa mère. Entre le bonheur et l’amertume, DIANA KRALL se met à chanter Tom Waits et Joni Mitchell, dévoile enfin ses propres chansons et donne naissance, avec Elvis Costello, à son œuvre la plus forte, la plus personnelle. Mais la blonde diva se défend d’avoir pris un virage à 90 degrés…

"Hier soir, on a donné un concert et j’ai joué une pièce de Fats Waller, puis une toune de Groucho Marx, ensuite j’en ai fait une de Joni Mitchell et une d’Irving Berlin. Je ne veux pas qu’on me mette dans une petite boîte!" Diana Krall jubile; elle est bien réveillée. Au début de notre conversation, il y a un bon moment, la blonde semblait enfouie sous la couette et m’avouait s’être couchée très, très tard. Le succès l’a-t-il transformée?

"Je suis dans ce bel hôtel à Boston en ce moment, confie-t-elle. Pourtant, j’en ai bavé à quelques coins de rue d’ici, jouant sept heures par nuit pour des petits contrats en solo ou en trio. Faisant des allers-retours incessants d’ici à New York avec 11 dollars dans mon compte en banque. Je ne veux pas faire ma Cendrillon mais c’était il y a tout juste 10 ou 12 ans… Ça me rend très humble. Tout à l’heure, je vais aller faire un tour et j’aurai des frissons, des souvenirs de moi, ici à Berklee School, à 17 ans, travaillant fort sur mon piano jazz."

Et puis un matin, sous la porte, il y avait le journal avec une critique qui disait: "Elle n’est pas aussi bonne qu’Oscar Peterson." Diana en rit à gorge déployée aujourd’hui: "Quel salaud!" Elle n’a pas dû la trouver drôle tous les jours. Ce sont les risques du métier, mais elle ne regrette rien.

"J’ai travaillé dur, c’est vrai. Mais raconter ça n’est pas une manière pour moi de prétendre que j’ai mérité mon succès. J’ai eu énormément de chance, il faut le dire. Une chance extraordinaire."

Elle commence par jouer à Juste pour rire pendant deux semaines. Puis elle est programmée au Festival de Jazz en soirée tandem avec Benny Green. "C’était l’idée d’André Ménard et de Marianne Topper de monter un hommage à Nat King Cole. Ce fut le grand tournant dans ma carrière. Tout m’est arrivé là, en 96. C’est aussi l’année où ma mère a eu son opération et est devenue plus malade. C’est comme si ma vie avait basculé à ce moment précis: la réussite professionnelle et la perte prochaine d’un être cher. Avec le recul, je me dis que la vie coïncide avec ton cheminement artistique. Mais on a joué chaque soir et qu’est-ce qu’on leur a mis! Après, on est rentrés en studio avec Russell Malone et Paul Keller et on a pondu l’album All of You en un rien de temps. Ça bouillonnait!"

La face cachée de Lady Diana
T’es blonde, t’es belle, tu vends des disques, les puristes te tournent le dos, c’est sûr.

Le stylisme, la photo léchée, la popularité, les Grammys, les millions: c’est le malentendu du deuxième sexe.

"Quand j’ai fait les deux albums avec Johnny Mandell et Claus Ogerman comme arrangeurs, c’était des buts que je m’étais fixés. On m’a critiquée amèrement. Les gens ne connaissaient pas le travail de Claus avec Bill Evans ou Joao Gilberto. Ils pensaient que c’était le producteur ou le label qui m’avaient forcée à mettre des violons partout. Je ne suis le pantin d’aucune compagnie de disques! Être assise avec Ogerman pendant une semaine était une expérience fantastique. Je ne m’imaginais pas une seconde que ceci allait endommager ma crédibilité. De plus, j’avais décidé de mettre le piano en retrait pour me concentrer enfin sur l’exercice de chanter. Ce n’était pas le moment de faire mes passes à la McCoy Tyner."

C’est alors que Krall et Costello se rencontrent aux Grammys. Ils ne parlent que de musique et, le soir même, envisagent déjà d’écrire des chansons. "J’aimais beaucoup Elvis, explique-t-elle, car il était impossible à cataloguer, comme Joni Mitchell et Tom Waits. On s’est bien entendu tout de suite car je lui posais sans cesse des questions sur tous ses albums, toute cette longue carrière à ne faire qu’à sa tête des choses complètement différentes. Moi j’en avais un peu marre d’obéir à un album qui me définisse. J’étais frustrée. J’ai rencontré le bon collaborateur au bon moment, c’était comme une envolée tardive. Certaines personnes savent à 22 ans où elles s’en vont. Moi, ça m’a pris plus de temps…"

Des talents cachés de compositrice, Diana en avait pourtant. Plus jeune, elle se gavait de Keith Jarrett, enregistrait ses propres improvisations et les transcrivait par la suite. La mélodie intégrale de Narrow Delight a été écrite de cette manière. Mais elle n’avait pas confiance en son talent d’auteure. Jusqu’à cette nuit d’insomnie où elle écrit The Girl in the Other Room. C’est Costello, le mec dans la chambre d’à côté, qui va l’aider à ficeler le texte de ce blues superbe. On est en mars 2003, cela fait exactement un an que sa mère est décédée et la chanteuse pense encore à la mort. Alors elle revient dans ce décor de son enfance. Elle a beau posséder un bel appartement à Manhattan, c’est vers la mer et les montagnes que revient la fille de Nanaimo. C’est le sublime et triste décor de son tout nouveau clip Almost Blue, tourné au nord de l’île de Vancouver. C’est là qu’elle se retrouve dans la paix de sa nouvelle maison, le décor parfait pour réécouter For the Roses de Joni Mitchell et ses vieux disques de Dylan et Neil Young.

"On dit que quand on retire les gens de leur environnement, ils souffrent physiquement. Moi j’ai rêvé de New York mais ma maison est là-bas. J’ai besoin du grand air et de la brise marine."

Le disque est sombre et cru, rempli d’une immense mélancolie. Plus d’orchestre mielleux, juste une section rythmique et un piano plus âpre, beaucoup plus présent. Et le retour de quelques vieux amis comme Jeff Hamilton et John Clayton, avec qui elle avait enregistré à 26 ans son premier disque en trio, Steppin’ Out.

"J’ai pris la décision de faire le disque tel qu’il est, pas pour faire un truc plus pop, comme certains journalistes le pensent. Je cherchais à créer une œuvre d’art au lieu d’un succès commercial. C’est mon huitième album, c’était le bon moment. Quand on a apporté l’album fini pour la session d’écoute avec l’équipe de marketing, il y a eu un grand silence dans la salle. Personne n’a dit un mot." Le résultat des courses, c’est que cet album sobre et presque marginal remporte un franc succès, débutant en quatrième position sur le palmarès américain, mieux que les précédents When I Look in Your Eyes et The Look of Love. Au Canada aussi, ça augure bien: il s’est déjà écoulé à près de 150 000 copies en moins de deux mois.

Quelle ironie! Comme quoi il faut parfois suivre son intuition au lieu d’avoir peur de perdre ses fans. La bonne nouvelle dans tout ça, c’est que notre star canadienne ne se prend pas pour une autre. Elle assume parfaitement ses 39 ans, elle a trouvé l’homme de sa vie, elle évolue artistiquement. Elle écrit des chansons sur la mort de sa mère même si les gens veulent qu’elle fasse des photos de mode! Réalisatrice de son propre album, elle vient de donner un gros coup de gouvernail. Certains croiront qu’elle a repris sa carrière en main mais, dans le fond, peut-être n’avait-elle jamais perdu le nord…

"Tu peux écrire des chansons complexes et étaler ta technique pianistique pour épater la galerie, mais si tu ne touches pas les gens, ça sert à quoi? Moi, c’est ça ma job."

Le 29 juin
Au Centre Bell, dans le cadre du FIJM