The Roots : Les racines du bien
Musique

The Roots : Les racines du bien

Après deux années d’absence, les ROOTS signent The Tipping Point, un septième album à la fois old-school et audacieux, qui repousse un peu plus loin les limites du hip-hop actuel. De passage à Montréal pour un des temps forts du dernier Festival de Jazz, le groupe de Philadelphie a réalisé une véritable démonstration, s’imposant comme l’une des formations les plus importantes du moment, toutes catégories confondues. Rencontre avec des musiciens en orbite.

Lorsqu’on arrive devant l’entrée arrière du Métropolis, quelques heures avant le concert des Roots, et qu’on entrevoit leur gigantesque bus de tournée rôtir au soleil, on se dit qu’on a rarement été aussi heureux de voir un bus. C’est bête, mais ce bus, ça veut tout simplement dire que les Roots sont à Montréal pour jouer au Festival de Jazz, et c’est vraiment la bonne nouvelle de la journée.

Parce qu’on sait le groupe de Philadelphie doué, mais aussi insaisissable et très capricieux. Trois petites semaines auparavant, à Paris, les mêmes Roots, annoncés aux côtés des Pixies et des Red Hot Chili Peppers pour un concert réunissant 40 000 personnes, ont tout simplement posé un énorme lapin au public, sans fournir aucune explication valable. Donc, autant dire que de trouver l’énorme véhicule du groupe ici à Montréal et d’apercevoir ensuite quelques membres en descendre, au compte-goutte est rassurant. Ils sont venus, et ils sont presque tous là: ne manque à l’appel que le leader et batteur du groupe, ?uestlove, qui se charge – tiens ça tombe mal – de donner toutes les entrevues.

Au bout d’une bonne heure d’attente, un gros bonhomme aux fesses bien grasses, coiffé comme Ben Wallace et vêtu d’un t-shirt bleu, déboule dans le sous-sol seventies de la salle. C’est ?uestlove, qui s’enferme directement dans sa loge avec une journaliste et son caméraman, avant de nous recevoir, une vingtaine de minutes plus tard, complètement hilare et se goinfrant de pistaches. Assis sur une chaise deux fois trop petite pour lui, ?uestlove tient dans ses immenses mains le nouveau disque compact du groupe, The Tipping Point, seul sans sa pochette. "La journaliste qui vient de partir n’a pris que la pochette, et elle a oublié le disque. Tout ça veut dire qu’à Montréal, on n’aime pas beaucoup la musique des Roots, tu ne crois pas?" plaisante-t-il entre deux pistaches. "C’est vraiment dommage pour elle, parce que c’est peut-être un de nos meilleurs albums", poursuit-il, le sourire toujours fendu jusqu’aux oreilles.

Philadelphie, le club et les danseuses
Septième album des Roots, The Tipping Point est en tout cas entouré depuis plusieurs mois d’une folle rumeur. Certains parlent du disque de hip-hop le plus novateur paru depuis Speakerboxx/The Love Below, le double album étalon d’Outkast sorti l’an passé. D’autres évoquent un album hybride et foisonnant, à la fois old-school et lunaire, placé sous l’influence des théories ésotériques d’un best-seller de Malcolm Gladwell, lui aussi intitulé The Tipping Point… De son côté, ?uestlove, est nettement plus raisonnable: "J’entends dire beaucoup de choses sur notre dernier disque, sauf une, qui est certainement la plus importante: The Tipping Point est avant tout un disque qui envisage la musique comme un acte collectif. Car quelques mois après la sortie de Phrenology, notre précédent album, nous nous sommes rendu compte que nous avions composé la majorité des morceaux dans notre coin, et que nos liens musicaux s’étaient sérieusement distendus, explique-t-il. Pour The Tipping Point, nous avons donc cherché à repenser les Roots comme un bloc unique et indissociable, comme une véritable communauté musicale." Pour retrouver son ciment et son unité, le groupe a ainsi demandé à sa compagnie de disques, à la fin de l’année 2003, de lui offrir un nouveau lieu de répétition dans son fief de Philadelphie. "Nous voulions que ce lieu soit un ancien club. Après plusieurs mois de recherche, nous avons trouvé un ancien bar de strip-teaseuses à l’abandon, que nous avons fait remettre en état. Nous avons ajouté des lumières, une boule à facettes, et rapidement nous avons commencé à jouer." S’ensuit une longue année de jams sauvages, auxquels les Roots convient des musiciens amis de la ville, souvent peu connus – Skillz, Gene Gray, Mac Dub ou Dom. Début 2004, le groupe, qui a désormais plusieurs compositions sous la main, décide de les jouer devant un groupe de danseuses, spécialement convoquées pour l’occasion. "Nous avons dit aux filles de laisser libre cours à leurs feelings sur la musique, et nous avons décidé de garder les morceaux sur lesquels elles bougeaient le mieux, en nous disant que c’était un signe. Tous les morceaux sur lesquels elles hésitaient ou ne parvenaient pas à danser ont été jetés", explique ?uestlove, aux prises avec une grosse tablette de chocolat.


Faire marcher le hip-hop sur la Lune
Disque à l’histoire très singulière, conçu collectivement, sur une longue durée et en catimini, The Tipping Point est un album qui respire aujourd’hui la bonne, voire la très bonne expérimentation. À un point tel qu’on pourrait imaginer que c’est vêtus de blouses blanches de laborantins que les Roots jammaient, là-bas, dans leur club de Philadelphie. Éclectique, parfois cosmique, spatial et spacieux, The Tipping Point, en dix titres tout juste, parvient à faire marcher le hip-hop sur la Lune, à faire danser la soul sur la carlingue d’une navette, tout en maintenant le jazz en apesanteur. Dès l’écoute, ici sur Terre, du premier morceau de The Tipping Point, l’incroyable Star, on reconnaît aussitôt Curtis Mayfield, Sun Ra et Public Enemy en grande discussion avec Philippe K. Dick et Isaac Asimov. Le sujet: "Mais comment ces Roots ont-ils fait pour transporter les musiques noires si haut dans l’espace, si loin dans le futur?" On imagine aussi, après Why (What’s Going On?) ou encore Guns Are Drawn, le "savant flou" Hubert Reeves apprenant le maniement du télescope à un Lee Perry ébahi et passionné, perché sur les épaules de Kanye West. "Nous avons conçu les morceaux les plus expérimentaux du disque en nous laissant porter par nos sessions d’improvisation, sans jamais nous fixer de limites. Comme nous sommes tous très éclectiques, nous pouvions très bien commencer un morceau par une intro très hip-hop, puis nous laisser emmener par la suite vers un rythme plus soul ou plus reggae. Tout était très ouvert lors de nos jam-sessions, et nous voulions absolument conserver cet esprit sur le disque", note ?uestlove. Mais que les Terriens convaincus et tous ceux qui ont la trouille en fusée se rassurent, si The Tipping Point offre, assurément, une large place à l’innovation et à la recherche sonore, celui-ci sait aussi largement contenter les hanches et les mollets, multipliant les petites bombes rap old-school, comme les Roots savent en poser depuis leurs premiers disques, Do You Want More? ou Iladelph Halflife. Avec I Don’t Care, Stay Cool, mais aussi Don’t Say Nuthin, premier single extrait du nouvel album, le collectif de Philadelphie rend des hommages, habilement filtrés, ou à l’occasion légèrement séquencés, aux pionniers du hip-hop: d’EPMD à KRS One, en passant par Run DMC. Il suffisait d’ailleurs d’aller faire un tour du côté du Métropolis, jeudi dernier, pour comprendre que les quatre de Philadelphie n’avaient pas laissé le moindre gramme de leur redoutable énergie dans les circuits de leurs grosses machines à explorer le son, et que leurs envies de gros beats étaient intactes. En un peu moins de deux heures sur scène, ?uestlove et ses acolytes – Black Thought, Kamal et Leonard Hubbard – ont littéralement coupé le souffle et les jambes à toute la salle. Compacts et convaincants, ils ont enchaîné, durant 30 premières minutes totalement dingues, vieux tubes et nouveaux morceaux de hip et de hop. Avant de conclure leur show par un incroyable maelström musical où se côtoyaient, pêle-mêle, les riffs furieux de Led Zeppelin (Whole Lotta Love) et des White Stripes (Seven Nation Army), la classe naturelle de The Seed (tube gentiment piqué par le groupe à leur pote trop méconnu Cody Chesnutt), ou encore la nonchalance d’Apache, morceau de bravoure du vénérable Incredible Bongo Band.

Hip-hop transgénique
Éclectiques et omnipotents sur scène comme sur disque, les Roots se posent aujourd’hui, aux côtés d’Outkast, de Talib Kweli ou de Kanye West, en chefs de file d’une sorte de version 2.0. du hip-hop. Difficile, en effet, à l’écoute de The Tipping Point, de ne pas songer à une musique transgénique, futuriste, où le rap servirait encore de base, mais sur laquelle se grefferaient des échantillons de musique modifiée, trafiquée. Cette envie de défricher, de repousser les limites, d’inventer, n’a pourtant rien à voir avec de l’esbroufe. Et ?uestlove s’énerverait presque, paradoxalement, de voir certaines chroniques insister trop largement sur cette volonté d’investir tous les terrains musicaux. "Est-ce que Springsteen a eu besoin de se mettre à faire de la polka pour être reconnu? Non, il a simplement fait ce qu’il savait faire le mieux, c’est-à-dire prendre une guitare et composer Nebraska: soit dix chansons d’une grande simplicité. Quand tu fais du hip-hop, c’est plus délicat, il faut que tu démontres plus de choses pour qu’on te considère comme un vrai artiste", explique ?uestlove, avant de reprendre: "The Tipping Point, c’est tout simplement ce qu’on sait faire le mieux. C’est notre Nebraska. Je crois qu’avec ce disque, on a franchi une étape, et on est désormais prêts à aller loin, très loin." Jusqu’où, ça, il est encore un peu tôt pour le dire, mais quoi qu’il arrive, même sur la Lune ou ailleurs, on sera toujours heureux d’apercevoir leur gros bus de tournée, à ces vieux Roots.

Disponible en magasin le 13 juillet
The Tipping Point
(Okaplayer / Universal)