Wilco : Crise d’angoisse
La ligne téléphonique crépite. À l’autre bout du signal numérique, JEFF TWEEDY exulte, affirmant qu’il est prêt à répondre à toutes les questions, y compris celles concernant sa récente cure de désintoxication et l’aura de mélodrame qui paraît s’être emparée de son groupe, WILCO.
"Tu veux qu’on parle de mes problèmes? Allons-y tout de suite, ça ne me dérange pas", lance le leader du groupe de Chicago alors qu’on entame à peine les banalités d’usage.
Ce serait placer la légende rock avant la musique elle-même.
Une erreur de priorités flagrante à l’écoute du nouvel essai de son groupe, intitulé A Ghost Is Born. Seconde et fructueuse association avec le réalisateur Jim O’Rourke, ce cinquième album renoue avec un esprit de spontanéité que Wilco avait laissé s’éloigner depuis la parution de Being There (1996), lui préférant le vernis de la surproduction.
Refusant de distiller comme autrefois les mélodies pour en faire des chansons denses aux arrangements savants, Tweedy et ses comparses les font désormais exploser. Guitares torturées à la Crazy Horse, piano poussif, ballades folk aériennes, pièces-fleuves ponctuées de déflagrations rock: après les expérimentations pop ou méditatives de Summerteeth et Yankee Hotel Foxtrot, il était urgent de revenir aux fondations pour repartir dans une autre direction.
"Ça m’apparaissait complètement absurde de vouloir faire un disque parfait dans le climat social et politique actuel, explique le système nerveux central de Wilco. Il est plutôt important de faire un disque qui soit vibrant, humain, libre. J’adore le processus de création d’un album, j’aime faire des collages sonores et travailler à la post-production, mais il me semble qu’en ce moment, ce qui compte le plus, c’est de jouer de la musique en groupe, ensemble. Je n’avais pas besoin de faire un album parfait, mais j’avais certainement besoin de me libérer des angoisses que me procure le chaos du monde qui m’entoure."
Un monde qui s’est métamorphosé depuis l’enregistrement de Yankee Hotel Foxtrot en 2001, qui n’est plus qu’une apathique Amérique ayant troqué ses mythes fondateurs contre le cola diète, les cigarettes bon marché ou les 7 Eleven. Une Amérique sur laquelle il posait un regard à la fois tendre et amer, mais qui se transforme, dans le climat actuel, en colère sourde.
"Je ne comprends toujours pas le nationalisme, le patriotisme m’intrigue et m’effraie, martèle Tweedy. Pour moi, être fier d’où tu es né, c’est comme être fier d’avoir deux bras. Je saisis très bien qu’on puisse aimer un certain environnement de vie, qu’on veuille préserver sa sécurité et son confort, mais ce sont les idées fondatrices de l’Amérique qui m’intéressent, et ces idées, qui étaient pour la plupart excellentes, ont été perverties par la politique actuelle de mon pays."
"Ce sentiment ne transparaît pas nécessairement dans les textes, souligne cependant l’auteur dont les chansons se révèlent de plus en plus obscures. Mais je crois que la musique, que l’art en général, est le seul moyen de changer la perception des gens. Et si ce n’est pas le seul moyen, il s’agit du plus puissant. Tu influences beaucoup les gens en te donnant la permission d’être libre, de te mettre au défi, d’échouer, de faire des choses qui demandent une certaine dose de réflexion. Mais au fond, ces chansons, cet album, ce n’est que du rock, ce n’est rien comparé aux forces politiques en mouvement, sinon qu’il s’agit d’une puissante connexion entre des êtres humains."
"Et après tout, je ne suis qu’un petit gars qui veut faire du rock", rigole le frêle bonhomme qui, en d’autres jours moins heureux, donnait l’impression de porter le poids de toutes les consciences, ses épaules ployant sous la charge inhumaine.
"Mais là, ça va mieux, tout va tellement mieux", soupire-t-il, éclatant ensuite d’un rire complice, laissant entendre que les problèmes ayant entouré la parution du dernier disque de Wilco sont désormais de notoriété publique. Et en voie de devenir une mauvaise habitude, pour ne pas dire une dépendance.
Car faut-il rappeler les circonstances dramatiques dans lesquelles s’est forgé le premier disque (AM, 1995), à la suite de la faillite du mythique groupe Uncle Tupelo qu’il avait fondé avec Jay Farrar, les sanglots d’un Tweedy au bord de la crise de nerfs lors de l’enregistrement des dernières pistes de Summerteeth, ou encore le rejet de Yankee Hotel Foxtrot par la compagnie de disques, puis les renvois consécutifs du batteur Ken Coomer et du complice créateur Jay Bennett?
"J’espère que nous n’avons pas développé une dépendance au mélodrame", déconne celui qui, quelques semaines avant la date prévue pour la sortie de A Ghost Is Born, à la suite du départ inattendu (un autre!) du multi-instrumentiste Leroy Bach, prenait le chemin de la désintox pour soigner un besoin compulsif d’ingérer des analgésiques puissants, dépendance qu’il aurait développée en raison de migraines récurrentes et de fréquentes attaques de panique.
"C’est drôle que ce genre de problème soit pratiquement considéré comme une condition sine qua non du succès dans le rock. Et le public adore ça, comme s’il était essentiel qu’il puisse se réconforter en se disant que le succès ne rend pas nécessairement heureux. Sauf que je refuse de me plaindre. J’aurais pu avoir des crises de panique semblables et devenir dépendant aux pilules même si je faisais cuire des burgers dans un fast-food. Là, conclut Tweedy, je dois peut-être faire face à tous ces tracas, mais au moins, je vis de ma musique."
Le 5 août
Au Théâtre Saint-Denis