Tomás Jensen : Société tu l'auras pas
Musique

Tomás Jensen : Société tu l’auras pas

Tomás Jensen, globe-trotter inspiré, lance un troisième album coloré, engagé et endiablé qui prouve hors de tout doute que nul n’a besoin de mourir pour des idées: suffit d’en rire.

À quelques jours du lancement, c’est un Tomás Jensen lumineux accompagné du Faux-Monnayeur Pierre-Emmanuel Poizat, tout aussi rayonnant, qui fait son entrée au Café Méliès, boulevard Saint-Laurent. Originaire d’Argentine, le chanteur nomade a défait sa valise plusieurs fois au cours d’une vie comme un voyage et c’est un long périple qui l’a mené jusqu’ici. De São Paulo à Rio, en passant par Lyon, Jensen a absorbé tout le soleil qu’il pouvait et déploie ses influences latines et bien d’autres encore sur cet album s’annonçant comme celui de la consécration pour un artiste qui ne l’aura pas volée.

Absolument décloisonnée, la chanson telle que vue et concoctée par le porte-parole de Greenpeace au Québec exhibe un joyeux métissage d’influences: rythmes brésiliens, montées arabisantes, passages endiablés où la clarinette fraie avec la musique klezmer, fragments vaguement reggae, folklore apatride enveloppé d’une orchestration toujours pétillante auxquels s’ajoutent des textes engagés qui ne vous balanceront jamais de petite morale entre les dents sans qu’on ne la voie venir: "C’est le piège. Je suis pour que les gens s’engagent mais je n’irai pas jusqu’à leur dire dans quel sens. C’est une question qui ne regarde qu’eux."

LANGAGE-TOI

Tomás Jensen a des choses à revendiquer. Fils de réfugiés politiques et, dès lors, sensible à toute forme d’injustice et d’aveuglement, hautement incommodé par les problèmes qui découlent de la mondialisation, préoccupé par la mauvaise distribution des richesses dans le monde et par tout ce qui ressemble de près ou de loin à une claque infligée à la planète et à ses habitants sans raison autre que pécuniaire, le chanteur laisse libre cours à l’idéaliste en lui sans que jamais ne disparaissent ce sourire et cette chaleur dans sa voix: "Il se trouve que les plus gros abîmeurs et pollueurs de la planète sont aussi les pires exploiteurs. Je résiste à l’envie de tout détruire en essayant de faire en sorte que les choses aillent mieux." Pari tenu. Cette amertume est à peine perceptible et l’album devient une action; Jensen joint le geste à la parole. Pouvoir agir, dans ce cas, est une petite victoire qui fait de l’œuvre un "manifestif", pour réutiliser le mot de Loco Locass, un autre incontournable de la chanson engagée.

À 9 ans déjà, Jensen fredonnait Société tu m’auras pas de Renaud. "C’est à cet âge-là que je me suis intéressé à la chanson. Il faut dire que très tôt, j’ai été en contact avec un pan des cultures cubaine et chilienne, une tradition de chanteurs qui mettent de l’avant les textes engagés. J’ai commencé à écrire les miens vers l’âge de 16 ans, lorsque ma sœur a quitté la maison et que j’ai hérité de sa guitare." Grandir dans un milieu politisé où il lui fallut apprendre à défendre et assumer ses idées et ses idéaux a joué un grand rôle dans la construction de cet univers qui est le sien, au cœur duquel fleurit l’indignation servie sans les cris et les pleurs, devant laquelle la solution (sage) proposée est souvent le rire. "J’ai pleuré de rire / J’ai ri à en pleurer / Si le rire est le propre de l’homme / Rions rions rions pour nous refaire une beauté", chantonne-t-il sur… Rions, une pièce joyeusement cartoonesque. "On n’est pas souvent encouragés à mettre nos culottes, mais il y a bel et bien un regain d’intérêt pour certaines luttes populaires altermondialistes, déclare le jeune papa de jumelles. Une grande partie de mon public, sinon la majorité, est sensible aux textes."

SORTEZ-MOI DE MOI

Outre les voyages, ce désir d’aller à la rencontre de l’autre et cette forte propension à se mettre à sa place, en d’autres mots l’empathie à la base de plusieurs chansons de Jensen, lui viennent aussi d’une solide formation en anthropologie. "Cette façon d’appréhender le monde libérée de la barrière de l’ethnocentrisme m’a ouvert l’esprit. Dans le cadre de ce qui est l’équivalent d’une maîtrise, j’ai séjourné dans un petit archipel au sud du Chili durant trois mois, à Chiloe, un village peuplé de paysans qui vivent sans eau ni électricité. Un peu avant que je reparte, ils se sont ouverts à moi et m’ont révélé quelques-unes de leurs croyances: passer le balai l’après-midi attire la pauvreté, vaut mieux ne pas enterrer nos cheveux si on les coupe sinon les sorciers pourraient s’en servir, sorciers qui dépècent les cadavres humains fraîchement enterrés et s’en habillent, etc. La réflexion anthropologique est ma principale source d’inspiration, et j’aime investir un point de vue autre que le mien."

Avec le chanteur brésilien Caetano Veloso comme modèle, Jensen a de qui tenir. Rappelons que Veloso (ndlr: que l’on peut voir dans le film Parle avec elle de Pedro Almodovar dans un langoureux caméo tout en intensité) a co-fondé le tropicalisme, un mouvement musical et artistique qui s’auto-proclame "anthropophage". "Ils bouffent les cultures d’ailleurs et les recrachent à leur façon. Les frontières disparaissent", précise Jensen, installé au Québec depuis 1998 après avoir suivi une jolie Québécoise qui lui faisait les yeux doux.

FUSIONNISTE

Les années ont passé depuis Au pied de la lettre, son premier disque, qui était en fait un démo, ce qui ne l’empêcha pas de récolter un certain succès. Plus énergique que le premier, enregistré en compagnie des Faux-Monnayeurs, déjà éclectique et désormais polyglotte (avec des textes en français, en espagnol et en portugais), le sympathique Pied-de-nez annonçait ce nouvel album éponyme. Mais quelque chose s’est resserré jusqu’à ce dernier. "À mon arrivée au Québec, pendant deux ans, je jouais dans un bar de la rue Ontario, le Magellan. Très rapidement, par toutes sortes de hasards heureux, j’ai fait des rencontres. Le band s’est monté au fur et à mesure, tout naturellement, et ces gens sont devenus les musiciens qui m’accompagnent aujourd’hui. On a tous beaucoup progressé depuis nos débuts." Et Pierre-Emmanuel Poizat, que l’on peut entendre souffler dans des clarinettes, flûtes et saxophone sur l’album, d’ajouter: "Ça devient plus précis, mais en même temps, on ne s’impose pas de ligne directrice, car nous tenons à demeurer ouverts et exploratoires." Un parcours intuitif qui les a menés à des collaborations très vivantes avec Mara Tremblay, pour ne nommer qu’elle, dont on entend le violon caressant sur Demain je m’en vais au diable, composée pour un quatuor à cordes et qui agit comme un petit oasis logé entre d’autres pièces plus rythmées. Déployé quelque part entre Manu Chao et Brassens, sans oublier un copinage certain avec Zebda et La Chango Family, Tomás Jensen et les Faux-Monnayeurs est ce joyeux pied de nez qu’il faudra prendre au pied de la lettre.

EN VERT ET CONTRE TOUS

Tomás Jensen, porte-parole pour Greenpeace au Québec depuis six mois, a inclus un formulaire d’adhésion dans son album: "Pour moi, c’est une action concrète. Comme je n’ai pas les couilles pour aller me planter en zodiac devant un baleinier, écrire des chansons est sans doute ce que j’ai de mieux à faire."

Le 18 septembre
Au Théâtre La Marjolaine
Les 2 et 3 octobre
Au Mont-Orford