Tom Waits : Le rat des champs
"Bonjour! J’appelle du bureau de Tom Waits", explique la relationniste à l’autre bout du fil. "Je vous transfère à Tom à l’instant."
Tom Waits
a un bureau? Ça me semble étrange d’être en mode affaires et mise en attente afin de parler avec un type qui a écrit tant de chansons émouvantes liées aux conversations téléphoniques. "Hello, hello there, is this Martha?/This is old Tom Frost", de la ballade tirée de l’album Closing Time (1973). Ou encore: "I am calling long distance/Don’t worry ’bout the cost".
Le téléphone fait partie du langage de Tom Waits, au même titre que le whisky, la pluie, les souliers rouges, les automobiles, les bars, les granges, les cafés, le tango, les auto-stoppeurs, les yeux de verre et les jambes de bois, les carabines… Autant d’accessoires qui emplissent les décors pittoresques des 24 albums, bandes sonores, tournées et collaborations qui ont tant influencé la chanson américaine.
"Oui, bonjour! Vous appelez d’où?"
…On a envie de lui demander tout et rien à la fois.
Waits me fait une proposition: "Si tu n’essaies pas d’être trop intelligente, je n’essaierai pas non plus."
"Habituellement, les journalistes culturels en savent trop sur toi ou alors ils ne savent rien. Je préfère le rien… j’aime être invisible. Mais parfois, c’est bon pour les affaires. Alors, allons-y."
Dans les années 70, Waits était constamment sur la route, à chanter les tristes tendresses jazzy de Closing Time, de The Heart of Saturday Night, de Nighthawks at the Diner, de Blue Valentine, et de Heart Attack and Vine. Puis en 1982, il rencontre une script-girl du nom de Kathleen Brennan: il se marie, déménage en campagne et a des enfants. Et c’est là que Tom Waits commence vraiment à brasser la cage. L’année suivante, l’album Swordfishtrombones naît, suivi de Raindogs, de Frank’s Wild Years, et de plusieurs autres. Partout le nom de Brennan à titre de réalisatrice ou de collaboratrice apparaît… Les années champêtres succèdent aux années tavernes. Inhabituelle collaboration entre un mari et sa femme.
"Tu veux savoir exactement comment ça se passe? Je sais pas si je peux te parler de ça, dit-il. Elle manœuvre la machinerie lourde, c’est l’arboricultrice et la cartomancienne. Elle est le ventriloque et moi, le pantin. Je crois aussi qu’elle a un cœur de vieux journaliste et la beauté d’une midinette. Une combinaison géniale."
Depuis Raindogs, les albums de Waits parlent beaucoup moins de néons et du rythme intermittent des lignes jaunes sur l’autoroute, et beaucoup plus de meurtres dans des vergers et de jeunes filles qui disparaissent dans les forêts. Est-ce un signe de… sensibilités champêtres?
"Je ne sais vraiment pas. C’est sûr que, si tu déménages, tu vois des choses différentes à travers la fenêtre… tu sais, c’est génial. Tu retournes à Los Angeles et il y a tellement de mots devant ton pare-brise… des centaines de mots partout."
"Lorsque j’ai déménagé dans la brousse, je me sentais comme un appareil débranché… Quand la nuit vient, il fait vraiment noir… et c’est le silence. Maintenant, ce silence fait partie de la musique… ainsi que les camions qui passent."
Incantations
"Les mots sont de la musique de par leur nature, tu vois? explique Waits. Les expressions populaires et les noms de villes et de gens, c’est de la musique pour moi; je les entends à des réunions de famille ou je les lis dans les livres… Quelques-uns sont inventés, d’autres me viennent tout simplement à l’esprit. Tu pourrais inventer un nom à l’instant même (il chante): "Norberry Ellen and Coriander Pyle had 16 children in the usual style.""
"C’est une astuce de conteur. C’est plus comme des rêves éveillés, comme être soulevé par lévitation. Et tu fais dans l’incantatoire et tu babilles un langage qui t’est inconnu. Tu es ensorcelé. C’est comme si t’étais gluant et que les choses se mettaient à te coller à la peau et que tu les accumulais, et qu’à la fin de la journée, tu étalais le contenu de tes poches sur le plancher."
Aucun album de Tom Waits n’illustre cette approche de l’écriture comme road trip émotif aussi bien que son nouvel album, Real Gone.
"Ma théorie est qu’en principe, toute bonne chanson doit parler de la température, mentionner les noms des villes et des rues et quelque chose à bouffer, dit Waits. Tu ne peux pas mettre des gens dans tes chansons et ne pas leur donner à bouffer! Tu es en train de créer un univers et tu invites les gens à l’explorer, alors tu dois leur donner quelque chose à faire une fois rendus."
Real Gone est un réveillon cacophonique de rythmes africains et sud-américains, de reggae, de blues, style ballades-à-répondre, avec de la guitare à souhait et, bien sûr, des pistes entières enregistrées par Waits dans sa salle de bain, seul avec sa bouche. C’est aussi le premier album qu’il a produit sans piano.
"Le piano est un instrument d’intérieur. Ce disque est un disque d’extérieur. Parfois, quand j’utilise le piano, ça me pousse à rentrer quand je n’en ai pas tout à fait envie."
Ce son de plein air champêtre est servi par les collaborations fidèles de Marc Ribot à la guitare et de Brian Mantia à la batterie. Il y a aussi Les Claypool de Primus et Casey, le fils de Waits, aux tables tournantes.
Les chansons de Real Gone explorent la gamme complète de l’expérience humaine: l’amour perdu ("Without your love/without your kiss/hell can’t burn me/more than this"), l’amour trouvé ("My baby’s so fine/even her car looks good from behind"), le désir ("You know I feel like a/preacher waving a gun around"), et le plaisir ("Opium, fireworks, vodka and meat/scoot on over and save me a seat"). Mais pour la première fois chez Waits, le thème central est cette insécurité qui s’est installée dans son pays. Non seulement trouve-t-on dans Real Gone une chanson sur le "pillage des mercenaires" (Hoist That Rag), mais Sins of My Father (Les péchés de mon père) transforme brillamment le régime au pouvoir en un sideshow de carnaval terrifiant: "Smack dab in the middle of a dirty lie/the star-spangled glitter of his one good eye/everybody knows the game was rigged/justice wears suspenders and a powdered wig."
La finale de l’album, Day after Tomorrow, est la lettre navrante d’un soldat en territoire conquis. La chanson figure aussi sur Future Soundtrack for America, une compilation de l’organisme MoveOn.org qui prône le changement de régime aux États-Unis.
Évidemment, même ces chansons politisées incrustées dans les détails du quotidien gardent une certaine distance avec leur époque:
"C’est ça le truc, non? lance Waits. Ne pas rendre les choses trop personnelles. C’est la beauté de tout ça. Si tu veux écrire sur quelque chose d’actuel, lorsque ce n’est plus d’actualité, la chanson a perdu toute sa valeur. Comment photographier ton entrée de garage et lui donner l’aspect du chemin de la vie? Pourquoi les gens achèteraient-ils des photographies de gens qu’ils ne connaissent pas? Tu dois lui donner une forme et la rendre reconnaissable. Si tu veux écrire une chanson, rends-la reconnaissable. En tout cas, c’est ma manière de faire."
ooo
TOM WAITS
REAL GONE
(ANTI)
Blues primal et rythmiques tribales, arrangements conçus depuis l’angle de l’entrepreneur en démolition, Real Gone est parfois carrément bestial. Un recueil de musiques reptiliennes qui côtoierait la beauté féline des ballades dans un fébrile sentiment d’imprudence. Son piano au rancart, s’appuyant sur une terrifiante équipe de mercenaires – Marc Ribot, Larry Taylor, Brain, Harry Cody, Les Claypool et son fils Casey aux tables tournantes -, Waits n’a par ailleurs pas fini d’en découdre avec la mort, le désir, la violence, le divin et l’amour en pièces détachées, toujours à cheval entre la cruauté du réel et le conte halluciné. Une foire d’empoigne lyrique qui n’est guère plus surprenante, mais qui reste toujours aussi prodigieuse. 3/5 (David Desjardins)