Ben Harper : Encore une foi
Ben Harper s’est peut-être rapproché du divin en côtoyant les Blind Boys of Alabama, il n’a pas pour autant renié ses convictions religieuses ou politiques.
On aime penser de Ben Harper qu’il est l’incarnation du beau versant de l’Amérique. Celui des grandes rencontres que l’improbabilité enlumine d’un halo de magie. Celui du melting pot culturel qui opère, d’un creuset d’idées novatrices et de traditions qui se fonderaient inopinément pour reforger de nouveaux mythes. Un endroit où, par exemple, le gospel serait convié à la même table que la soul lubrique, le blues païen et la funk pelvienne.
Par bonheur, c’est exactement à cet endroit que nous emmène Harper.
Au moment où son pays s’attire l’opprobre du reste du monde, où le choc des religions et des civilisations s’envenime, le voilà réconciliant son athéisme et la parole de Dieu, proposant un album lumineux aux côtés de ses compères des Blind Boys of Alabama dont il dit: "Ils m’ont permis de véritablement comprendre le sens des mots privilège et don; en les côtoyant, en parlant avec eux ou en les écoutant et les observant, ils m’ont aussi permis de mieux sentir la vie au-delà du regard, en percevant les émotions comme ils le font, à défaut de voir".
PROFESSION DE FOI
Illumination? Révélation mystique? N’exagérons rien. S’il réarrange certains classiques du répertoire gospel en plus d’avoir composé plusieurs titres de ce chaleureux essai, Harper ne parle qu’avec une extrême prudence de religion. On le constate à la fois craintif de passer pour un imposteur, mais aussi attentif aux sensibilités de ses compagnons de chant: "Ce sont des textes au sens très large, expose-t-il à propos des pièces qui composent There Will Be a Light. De tout le répertoire gospel que j’avais en main, j’ai éliminé toutes les chansons qui faisaient de Dieu quelque chose d’unidimensionnel, de restrictif, de limité à une seule vision. Je ne veux pas heurter mes amis des Blind Boys, alors je m’avance précautionneusement dans ces déclarations d’excentricités religieuses, dévoilant mes croyances libertaires, mais ils me connaissent, ils voient mon âme. Et pour moi, Dieu est bien trop grand pour qu’on le mette dans une boîte."
Enregistré en huit jours, There Will Be a Light n’est peut-être pas un album de rédemption ou de conversion religieuse pour Harper, mais il l’aura par ailleurs ramené à une sorte d’ascétisme. À la simplicité. Une prise de conscience bénéfique pour quelqu’un qui, arrivé à la croisée des chemins à la sortie de Diamonds on the Inside en 2003, semblait s’interroger sur la route à prendre. "Dans l’industrie de la musique, plus tu avances et plus chaque chose que tu fais te demande encore plus de temps, ou simplement, tu as désormais le luxe de prendre ce temps. C’est bien, j’ai fait des disques dans toutes les circonstances et les situations possibles, expose-t-il, mais cet album m’a ramené à quelque chose d’essentiel: tu comptes un, deux, trois, quatre et tout le monde joue ensemble! L’industrie t’encourage à l’excès et cet album m’a ramené à l’essence de l’enregistrement de chansons. Je suis convaincu que cela va changer ma manière de faire les choses à l’avenir."
"Par contre, soyons clair, je n’étais pas plus malheureux avant, insiste-t-il, je préparais un nouvel album avec les Innocent Criminals. There Will Be a Light est survenu à un moment idéal, m’a ouvert les yeux sur plusieurs choses, mais ne compte pas sur moi pour te dire que mon propre travail m’a guéri de quoi que ce soit, car n’importe quel artiste qui te dit ça devrait se faire examiner le cerveau au plus vite! (rires)"
ROCK TON VOTE
"La démocratie dans mon pays est morte", lancera ensuite Harper, invité à se prononcer sur l’utilité des concerts de conscientisation Rock for Change auxquels il participe. Il radicalise un discours qui, jusqu’alors teinté de prudence et ponctué de longues hésitations, se mue en une agressive litanie sur l’état de déliquescence dans laquelle se trouverait, à son avis, la politique dans son pays.
Une vision un peu alarmiste? lui suggérera-t-on. Ce à quoi il répondra avec véhémence: "Me niaises-tu? Ce pays pourrait tout aussi bien avoir deux présidents tellement il est scindé en deux, divisé comme jamais auparavant. La démocratie est devenue une chose réservée aux nantis. Et quelle société peut se permettre de dire qu’elle vit en démocratie quand la majorité de sa population ne peut même pas s’offrir des soins de santé? C’est ridicule. Ne nous leurrons pas."
Revenant sur ces concerts et l’utilité de l’art en société, il conclut: "Je vois la différence, ces tournées ont un effet bénéfique; ils combattent l’inertie, la complaisance, le désabusement. Et je crois encore au potentiel de l’art comme moteur de changements dans la société." Leur potentiel? "Oui, c’est le filet de sûreté de mon discours, en quelque sorte. Regarde l’époque la plus politisée dans la culture, les années 60, et observe ce qu’il est advenu de nous comme société et ce que sont devenus les artisans du changement aujourd’hui… En même temps, ça, c’est comme dire que le verre est à moitié vide, si tu me suis. Parce que même si, pour prendre un exemple, la ségrégation existe toujours et qu’elle est plus insidieuse qu’auparavant, elle est illégale au moins! Il y a donc eu de réels changements dans la société. Et je crois au pouvoir de la musique, de l’art, mais il faut quand même que les gens à l’autre bout reçoivent le message. Quand l’art cesse de définir une société, de la modeler, pour moi, il s’agit de la fin de cette civilisation."
Ben Harper and The Blind Boys of Alabama
There Will Be a Light
(Virgin / EMI)