Nancy Sinatra : La trêve américaine
Musique

Nancy Sinatra : La trêve américaine

Nancy Sinatra ressuscite littéralement, avec un album-kaléidoscope qui témoigne de la maturation de sa révolte autant que de son combat contre la nostalgie.

Il y a presque 40 ans, Nancy Sinatra réalisait son aspiration à marquer la chanson américaine en rencontrant le producteur Lee Hazlewood. Avec cet excentrique (et parfois visionnaire) moustachu, le personnage de jeune éplorée allait parfaire sa transformation en vamp vindicative, ce qu’a consacré le méga-succès These Boots Are Made for Walking. En deux albums et quelques simples, le tandem développe un univers surréel où le lounge et le western s’associent dans des cocktails au goût étrange, totalement singulier. Il faut redécouvrir des classiques absolus tels Sand, Summer Wine et Some Velvet Morning, où l’imaginaire acidulé d’Hazlewood intègre la voix et la personnalité de Sinatra à la façon d’un révélateur…

S’incrustant ensuite dans les mémoires avec la chanson-thème de You Only Live Twice et avec Somethin’ Stupid (en duo avec son célébrissime paternel), la dame effectue un bref séjour au cinéma, avant de préférer l’éducation de ses filles et diverses causes sociales à sa carrière artistique.

Plus de deux décennies passent avant le retour discographique One More Time (1995), dont le country-rock honnête lui permet de renouer avec la scène et de constater la fidélité d’un public considérable. Histoire de prouver que son approche du féminisme n’exclut pas une féminité plus typée, elle offre aussi une tardive séance photographique à Playboy. C’est vers cette époque qu’elle prend la mesure de l’influence de ses interprétations sur les nouvelles générations.

Avec l’album éponyme qui nous arrive ce septembre-ci, Nancy Sinatra fait le point sur ses liens avec les artistes les plus divers. De U2 à Morrissey et à Calexico, en passant par John Spencer et Jarvis Cocker (Pulp), des croisements font revivre la chanteuse, sans qu’elle sombre du tout dans le clinquant. Davantage qu’à une vedette calfeutrée dans sa propre histoire, c’est à une fille nerveuse qu’on a affaire au téléphone.

DES RENCONTRES RAJEUNISSANTES

"Cet album fut l’occasion pour moi de prendre un nouveau départ, d’adopter de nouvelles influences musicales. Des gens que j’adore ont écrit pour moi des chansons dont je pense qu’elles reflètent très bien ma situation actuelle. La plupart de ces artistes ont dit que je les avais influencés, et je trouve que chacune de leurs pièces montre exactement en quoi. Tous ces gens sont uniques, j’espère seulement que leur rassemblement sonore fonctionne selon un même influx, malgré toutes leurs particularités." Nerveuse, cette fameuse voix, comme celle de quelqu’un qui, sachant avoir accompli un gros coup, en attend les répercussions. Attentive à l’interlocuteur, Sinatra s’ouvrira sans réserve, sans adopter une attitude trop promotionnelle.

Avant d’aborder plus en profondeur sa nouvelle production, nous nous entretenons de ses silences discographiques considérables et de ses attentes actuelles. "J’ai fait un album, il y a quelques années, pour Disney. Mais personne n’en sait rien parce que personne ne semble l’avoir jamais entendu! C’était plus proche du country, ce dont je m’éloigne actuellement, excepté sur une ou deux nouvelles pièces. Présentement, j’ai véritablement besoin de commentaires sur le nouveau disque, qu’ils soient positifs ou négatifs. Je suis anxieuse d’avoir des commentaires sur chacune des chansons, car leur diversité me fait encore craindre qu’elles n’apparaissent comme un fatras incohérent."

C’est une de ses filles, Angela, qui a produit l’album et assumé la lourde responsabilité de disposer les 10 pièces. Un assemblage à applaudir, puisque le blues lascif de Spencer ou la séquence dissonante avec Sonic Youth, par exemple, auraient facilement pu rompre l’unité du disque en étant mal disposés. Il n’en est rien, tout cela fonctionnant comme un autoportrait ambigu, mais équilibré.

Dès qu’on lui parle de Momma’s Boy, la gracieuseté de Thurston Moore, Sinatra saute d’enthousiasme pour ce morceau, le plus atypique du disque. "C’est glauque, n’est-ce pas? Thurston et Sonic Youth sont excellents, très talentueux. Quand mon groupe habituel a eu à jouer cette pièce en spectacle, on a dû conserver une guitare désaccordée sur scène pour faciliter les transitions! Ce fut tout un apprentissage pour mon guitariste."

La palme de la chanson la plus difficile à enregistrer revient cependant à Let Me Kiss You, excellent duo avec Morrissey. "Sa poésie peut parfois être difficile d’approche, alors ma fille m’a longuement guidée pour trouver l’interprétation juste. J’ai dû intégrer son auto-dépréciation, le fait qu’il se voit comme quelqu’un de laid, alors que je le trouve beau à l’intérieur comme à l’extérieur. Il y a aussi Two Shots of Happy, One Shot of Sad, écrite par Bono et The Edge pour mon père. Malheureusement, il n’enregistrait plus vraiment à cette époque, et lorsque j’ai demandé à Bono de m’accorder la chanson, il a accepté tout de suite. Même si la maquette contenait la voix de Bono, il a voulu éviter qu’on transforme ça en duo, et il avait raison. La pièce était le monologue d’un chanteur, et je l’interprète plutôt à la troisième personne, ce qui donne une perspective déjà complexe."

Disposée en fin d’album, cette pièce sur son père répond à la nostalgie plus rythmée de Burnin’ Down the Spark, qui amorçait le bal, alors que tout le reste fuit grandement cette attraction du passé.

DIEU SAUVE L’AMÉRIQUE

"Je pense qu’on n’échappe jamais totalement au passé, commente Nancy, je suis encore hantée par lui. Mais aujourd’hui, c’est un sentiment positif, beaucoup moins douloureux qu’autrefois. Nous perdons une foule de gens ces temps-ci, et le monde est tellement en bordel, un bordel auquel les États-Unis ont énormément contribué. Je ne sais pas, c’est difficile pour moi de me sentir en sécurité aujourd’hui, sur tous les plans, que ce soit par rapport à la religion ou à la nation. Quand je voyage, maintenant, je sens une attitude complètement différente à l’égard de mon pays. Dans les derniers mois, je suis passée à Istanbul, à Budapest, et il y a un gros changement. Même à Londres. Les Américains sont plus détestés que jamais. En Angleterre, par contre, on ne condamne pas uniquement Bush, on met Blair dans le même sac à monstres. C’est très triste. J’évoque tout ça parce que nous parlions de mon père. En un sens, je suis heureuse qu’il ne soit pas là pour voir tout ce qui arrive, cela l’aurait terriblement heurté en tant qu’homme de paix."

Ce brusque détour vers la politique mondiale nous ramène aussi vers la composition de Thurston Moore, aussi troublante qu’ouverte aux interprétations: "Momma’s Boy pourrait bien parler d’un soldat qui s’en va à la guerre. Ou peut-être est-ce la femme du président qui s’adresse à lui. Sinon la Terre qui s’exprime. C’est difficile de savoir ce que Thurston avait en tête exactement, mais la chanson s’insère bien dans le chaos actuel de nos pensées."

Reconnue pour son engagement envers les vétérans de guerre, Sinatra n’a pourtant rien d’une patriote naïve. Si l’occasion s’était présentée, elle se serait même ralliée au Tour against Bush mis en œuvre par Bruce Springsteen: "Absolument. Mon soutien pour les vétérans est inconditionnel, mais je n’ai jamais aimé les guerres. Je crois que nous avons dépassé ce stade maintenant. Sauf que nos soldats dépendent de l’autorité, et il se trouve que la plus haute autorité s’est fourvoyée en prenant Saddam Hussein pour Ben Laden, au coût de tant de vies, d’ici et d’ailleurs."

"J’ai appris très tôt de mon père cette nécessité de s’engager, lui qui s’est souvent prononcé contre la guerre ou le racisme. C’est dans mon ADN de m’impliquer dans de telles directions. Mais je crois qu’il s’agit d’une responsabilité pour tout le monde, qu’on soit chanteur, plombier ou quoi que ce soit d’autre. Les gens doivent parler, surtout lorsque leur vie en dépend. Ces sujets, tout comme la campagne électorale, sont abordés sur le forum Web que je gère (sinatrafamily.com). Il y a beaucoup de colère de la part des conservateurs contre les voix très fortes de la contestation, mais c’est comme ça depuis la jeunesse de mon père au début des années 40, avec Roosevelt. La raison pour laquelle mon père a eu tant de problèmes avec le FBI est que la presse de droite avait décidé de l’assassiner en le discréditant. C’est pourquoi il n’a pas pu aller se produire devant les troupes avant la fin de la guerre. Même chose aujourd’hui avec les stars d’Hollywood, qui hésitent entre se prononcer ou pas. Il faut parler: si j’écrivais des chansons actuellement, ce serait probablement des chansons antimilitaristes."

Nancy Sinatra
Nancy Sinatra
(Sanctuary)