Fred Fortin : Planté dans le décor
Avec Planter le décor, Fred Fortin signe son album le plus achevé à ce jour. Morceaux d’humanité, parcelles d’âme et colères intempestives: le bleuet fuzzé s’y expose sans pudeur.
Comme décor, une table au fond d’un bar où filtre discrètement la lumière du jour et deux pintes de blonde pour une entrevue en forme de retrouvailles.
Entre un commentaire sur le lock-out dans le hockey professionnel, le compte rendu de nos saisons respectives de vélo de montagne – une passion commune – et l’état des lieux quant à nos vies de famille, Fred Fortin répond aux questions concernant son troisième album solo: Planter le décor.
Notre première rencontre remonte à l’époque de son projet rock gavé à la testostérone et aux psychotropes, Gros Mené (Tue ce drum Pierre Bouchard), quelque temps après la sortie de Joseph Antoine Frédéric Fortin Perron, paru en 1996. Cette année-là, du haut de ses 25 ans, le natif du Lac-Saint-Jean, "découvert" par Dédé Fortin, faisait paraître un premier album qui en réconciliait plus d’un avec la nouvelle chanson québécoise.
Une chanson affranchie de l’héritage des décennies 60 et 70, devenu quelque peu folklorique. Une poésie authentique de laquelle se dégagent des effluves de sueur, de pot et de Chivas Regal. Un humour cru, parfois décapant, qui dissimule souvent une fureur de vivre, une pulsion de mort et les cicatrices encore sensibles du jeune adulte.
Des morceaux, en apparence comiques, desquels surgissent, comme camouflées dans la candeur et la désinvolture des premières chansons, des perles de pure lucidité. Des morceaux de bravoure qui donnaient envie de connaître le singulier bonhomme. Ce qu’on fera.
Huit ans plus tard, une poignée de projets dans son carquois (un deuxième solo intitulé Le Plancher des vaches, les projets Gros Mené et Galaxie 500, le Large Ensemble avec Dan Thouin, etc.), Fortin se ramène avec son disque le plus achevé. Peut-être son recueil le plus grave.
L’IVRESSE DU DANGER
"Donne-moé un verre de scotch/Pour faire fondre toute la slotch/Qui me gèle le cœur./Je voudrais pas rester seul/Mais là j’me saoule la gueule/Plus je bois, moins j’ai peur./Je ne veux pas changer le monde/Au fond c’que je veux c’t’une blonde,/Pour la vie ou pour une heure" – Scotch
Fred Fortin est imprudent. Dans chaque entreprise, il se met en position de danger, il danse avec la mort. On n’a qu’à le voir dévaler les montagnes en vélo pour immédiatement tracer le parallèle avec ses spectacles, où il explose littéralement, mais où il s’expose aussi imprudemment. En toute impudeur. Sans filet.
"Faire du rock’n’roll, c’est repousser nos limites, lance-t-il en riant de la comparaison entre vélo et spectacle. Si tu risques pas de te péter la gueule, c’est plate. Pis des chansons d’amour, quand c’est vrai, faut que tu te dépasses pour faire ça. Il y a comme une forme d’humiliation, si tu veux… C’est bien plus facile pour moi de faire du gros rock en show que de faire ces chansons-là. Quand on dit que Gros Mené, c’est lourd, ben moi, je trouve ça léger. Les chansons plus personnelles, sentimentales, il faut que tu les vives à fond."
"Dédé m’en a appris beaucoup là-dessus, poursuit-il. Je virais tout en dérision dans mes shows et il m’a dit: t’as pas le droit de faire ça! Je le faisais avec Scotch à un moment donné, pis il capotait de voir que je virais ça un peu comme Plume et que le monde ne voyait rien, ne comprenait pas. Il me disait de faire attention, que j’allais le regretter. Il m’a montré à cultiver quelque chose de plus sensible. À élargir ma vision, à attraper tout ce qui passe."
L’enseignement lui a profité. Dans la lignée de ses chansons les plus poignantes, telles que Que je t’étranglerai ou Ben buzzé, les Scotch, Lucia et Chateaubriand imposent le ton sensible de ce nouvel album qui, du même coup, éloigne Fortin de l’environnement lo-fi qui caractérisait ses précédents disques. "Je voulais faire quelque chose qui se tienne, dans un seul mood, je voulais que ce soit plus homogène, explique-t-il. J’avais sept ou huit chansons de plus, mais c’était des pièces plus rock. Là, c’est autre chose."
RÈGLEMENT DE COMPTES?
Non pas un album de ballades, mais plutôt de rock au tempo lancinant, Planter le décor est avant tout un disque de cœur. Et aussi une virulente critique.
Avec Pop Citron, une chanson qu’on a souvent entendue en spectacle, Fortin lapide vertement le star system québécois. "Invente-nous une salade/Dis q’tu veux venir en aide aux malades/Pis que toi-même plus jeune, t’es passé au travers la grosse misère/Raconte-nous l’histoire du gars, que ça s’raconte même pas tellement c’est triste à voir /"Ah oui mon Dieu j’ai tellement souffert"/Comme ça le mythe va être engraissé par ton mystère/T’as compris, toi tu l’as l’affaire."
Il en remet avec Conne, un brûlot dont le premier couplet est pure méchanceté, dans lequel une chanteuse populaire montre le premier signe de véritable émotion lorsque le narrateur la pousse au fond d’un précipice.
"Je disais que c’est un album plus sérieux, que j’avais moins envie de faire des tounes drôles, mais Conne, c’est drôle quand même", laisse-t-il entendre, précisant qu’on doit y voir une bonne part d’autocritique. "S’il y a une volonté de dénoncer des choses là-dedans? Oui et non. La chanteuse conne, c’est moi aussi: je suis dans ce métier-là. (…) La seule volonté dans ce que je fais, c’est de dire que tu peux faire de la musique pour la musique. On a tellement de pression quand on arrive dans ce milieu-là, parce que l’industrie est prise dans un moule, dans ses habitudes. Pis il y a tous ces stéréotypes de marketing avec lesquels il faut dealer et qui ont mis une image dans la tête des gens sur ce qu’est le vedettariat… Oui, je me bats pour quelque chose. Pas de façon concrète, mais en essayant de transmettre des valeurs, d’être simple, de faire ma musique sans compromis."
LE TOURNANT
"Des fois j’ai l’impression que mon nom sert surtout de référence aux journalistes pour parler des nouveaux bands", ironise ensuite Fortin.
On vient tout juste d’évoquer l’avènement d’un statut confortable pour lui: des salles de petite envergure, mais qui se remplissent sans publicité ni promotion.
"Je ne me sens pas "confortable", parce que je ne suis pas riche, et même plus endetté qu’autre chose. Souvent, ces artistes-là (les nouveaux bands auxquels on le compare) deviennent ben plus populaires que moi. Mais en même temps, je n’aurais probablement pas pu faire ce qu’eux ont fait pour arriver là."
Et pourtant, on sent Fortin plus à l’aise de discuter de son travail. Une zone d’intimité que la plupart des auteurs-compositeurs de sa trempe refusent d’exploiter en dehors de son contexte: la musique, les chansons.
Maintenant dans la trentaine, à un âge qu’il décrit comme agréable, on le sent en parfait contrôle de ses moyens. Déçu de ne pas vivre mieux de son art, mais en paix avec ses décisions. Et c’est ce confort-là qui transpire.
"C’est un métier qui comprend qu’on doive faire de la promotion. C’est normal, mais moi, j’ai un peu de misère avec ça. Je trouve ça bizarre que le monde porte une attention particulière à la vie d’un joueur de hockey ou d’un chanteur. Les chansons, j’aime ça les vivre; je suis content de faire ça, d’avoir un talent et de faire de la musique, mais je n’ai pas vraiment de mérite. Mon père faisait ça avant moi… Je suis conscient que c’est pas tout le monde qui en est capable, que je suis chanceux, mais discourir sur des chansons… tsé, moi, je ne vais pas souvent aussi loin que certaines analyses des autres."
"Pis je m’énerve quand je parle trop, conclut-il, comme le monde qui parle trop m’énerve. J’écris des chansons, c’est une forme d’égocentrisme que je gère mal peut-être. Mais maintenant, au moins, je suis capable de vivre avec ce que je fais."
Les 4 et 5 novembre à 20 h
Au Théâtre Petit Champlain