Jane Birkin : Petits dialogues avec la mort
Musique

Jane Birkin : Petits dialogues avec la mort

Pour Jane Birkin qui achève la tournée Arabesque au Québec, Rendez-vous est peut-être une étape pudique et quasi involontaire vers son univers intime. Une mince consolation entre des deuils quasi insurmontables. Fort douloureuse entrevue.

L’individu qui débarque dans l’après-midi tiède de Paris cet automne de 2003 s’engouffre sans hésitation ni bagages dans le premier taxi. Il n’a ni réservations ni hôtel mais s’en va pourtant rejoindre une femme, dans un endroit sans charme. Il n’est pas le premier à se rendre à ces rendez- vous intimes. Car Madame, depuis 12 ans qu’elle a perdu un peu de son âme, est demeurée en cette matière proprement infidèle. Et comble les absences comme elle peut.

"Fallait juste que je me pointe le soir dans un studio tout noir pour rencontrer quelqu’un de délicieux de temps en temps. Ça a duré six mois… Des filles et des garçons très attractifs", murmure inimitablement Jane Birkin à propos de son album de duos paru au printemps dernier. "J’ai trouvé ça très séduisant, cette idée un peu illicite de Rendez-vous."

Cherchant ses marques en chanson depuis le départ de Gainsbourg, sa muse, son amour, son épouse, sa jalousie n’a avancé qu’à pas de souris dans la chanson. Oscillant entre l’incapacité de chanter autre chose que ce répertoire intime et le désir de se libérer de cette torture. Birkin a pris la tangente en partageant le micro avec Miossec, Caetano Veloso, Beth Gibbons (Portishead), Brian Molko (Placebo), Bryan Ferry, Feist, Souchon, Chamfort, Daho, Françoise Hardy, Manu Chao et Michaël Furnon de Mickey 3D. Un détour, une pudeur perclus de doute et de douloureuses absences…

"Quelques années après la mort de Serge, je voulais savoir si je n’étais plus qu’un fond de catalogue. Si quelqu’un pensait que je valais le coup sans Serge Gainsbourg. Son producteur a cru que cette question signifiait que je désirais faire un disque. Il a recherché 13 auteurs pour autant de chansons puisque je ne pouvais pas être fidèle à un seul, même si j’avais des penchants. Il fallait que je reste infidèle et que le genre change un peu. Mais si on m’avait dit: "Cesse!", j’aurais cessé. J’aurais été si soulagée de cesser de chanter mes fautes."

Des fautes? En quoi le répertoire légué par Gainsbourg est-il… fautif?

"Attendez, vous devez comprendre… interrompt Birkin: Les Dessous chics, Fuir le bonheur, je les ai toutes prises au premier degré. Tout ça parle de moi, de nous, de ce que j’ai fait… Donc ce premier disque (À la légère) avec de nouvelles chansons, ce fut un soulagement. Ensuite, avec Arabesque et ces musiques arabes, ces arrangements si déférents, j’ai réussi à chanter Serge avec distance. Comme s’il n’était pas question simplement de moi, voilà."

Durant les mois où Birkin chante Arabesque sur scène à Paris naissent deux projets de disques. "Je voulais retourner en Angleterre faire un disque en anglais… j’avais jamais osé. Beth Gibbons et Brian Molko étaient d’accord. J’avais aussi mon petit projet personnel de chanter mes propres textes. Pour les musiques, Souchon, Chamfort et d’autres m’ont demandé: "Dis-moi ce dont tu as besoin…" Mais je voulais avant tout faire un film avec ma mère…"

Des délais de pré-production vont compromettre le tournage. Tragiquement, rien de tout cela n’aura lieu: "Et voilà elle est morte… elle avait perdu son mari. Je l’avais embarquée partout depuis la mort de papa survenue trois jours après celle de Serge… faire un film avec qui maintenant? Gena Rowlands dans son rôle? Ce serait pas pareil… Elle me manque tant, ma maman…"

Birkin enchaîne un ton plus haut, enrouée et à toute vitesse:

"On m’a tellement frustrée… J’ai raté ma mère… J’ai ressenti une telle violence avec les gens qui m’ont fait rater ça… Alors j’ai eu envie de m’exprimer. De faire un truc intitulé: Qui est moi. À Brest, d’un seul coup, j’ai écrit six chansons. Des chansons pas gaies du tout. C’était ça ou cracher sur la moquette mais j’étais tellement amère que ça aurait fait un trou! L’une d’elles s’intitule Opère-moi du cœur. Des choses pleines d’amertume. Je voulais tout ramasser là-dedans… tous les souvenirs. Et puis brûler tout. Ne plus avoir de références. J’en ai marre…"

C’est dans cette amertume et pratiquement par reconnaissance envers le directeur artistique de sa nouvelle maison de disques que Birkin a entrepris ce Rendez-vous où elle apparaît nue, offerte dans un coin de pochette.

"Et puis un type a été très tendre avec moi, il m’a suggéré cette idée de duos et je me suis collée contre les murs. En tout, ça a dû durer douze heures sur six mois…"

Birkin égrène quelques passagers, quelques figures connues… de son carnet de rencontres:

Bryan Ferry de Roxy Music: "Je lui ai écrit: "J’en ai marre d’être une poupée gonflable. Alors je veux bien te gonfler et te faire flotter sur ma piscine si tu es d’accord…" Heureusement, il a un bon sens de l’humour."

Françoise Hardy: "J’ai toujours aimé Françoise. Elle est chiante et difficile. Elle a choisi les chansons. Je lui ai dit: fais ce que tu veux… Elle aime bien Karen Ann et ce genre de choses. Et ensuite, quand le disque est paru, on a tous reçu des lettres d’insultes. Je crois que ça fait partie de son charme. Si elle trouve que c’est pas réussi… moi je trouve ça très bien… Elle et Dutronc font partie de mon passé. Je ne pouvais pas concevoir un disque sans elle."

Feist: "C’est bien. Ce sont les seules chansons qu’il serait vraiment possible de chanter en spectacle, en duo ou avec un play-back. Je suis ravie qu’il y ait aucune possibilité de me faire faire des concerts… Il faut que j’arrête."

Miossec: "J’avais déjà des affinités musicales, on avait chanté en duo, en Suisse, un hommage, je l’ai fait venir et il est venu tout rouge parce qu’il est très timide."

Je m’appelle Jane: Cette chanson faite tout spécialement pour moi avec Mickey 3D, ça a marché immédiatement. Ça a fait disque d’or en un mois."

Effectivement, depuis sa parution, Rendez-vous est accueilli par une avalanche de commentaires positifs par toute la presse francophone d’outre-Atlantique. On est content pour Jane…

À ma grande surprise… crâne Birkin: "Quand tu veux plaire à tout le monde, tu sors la grosse caisse… mais là, pffuiit, rien… J’avais presque oublié que j’avais fait ce disque. Ils m’ont attrapée à Bangkok pour choisir la pochette. Et puis à la fin d’un concert, on a glissé ça dans ma poche. Je l’ai écouté une seule fois à deux heures du matin, et deux jours plus tard, je commençais les entrevues avec Rock and Folk et Les Inrockuptibles. À mon grand étonnement, on m’a posé des questions intelligentes… Je me souvenais plus bien, j’ai rusé pour trouver des réponses convenables… Dis donc, j’ai pas eu à bagarrer… ils aimaient tous ça… Quand je pense aux autres disques qu’il a fallu que je lutte durant des années pour en faire un seul… (sic) Tout ça juste parce que j’avais envie de faire des flirts d’après-midi dans un studio…"

Nous aurions pu en rester là sur une note presque optimiste comblant le tragique de cette désolante conversation. Est alors tombée – paf! – une question maladroite et superflue à laquelle il était impossible de répliquer:

As-tu des projets de cinéma en vue?

"Du cinéma? François, n’enfonce pas le clou, veux-tu… À cette heure, je devrais être en tournage à Brest avec elle… Tantôt je vais partir toute seule avec mon chien et me lamenter qu’on n’a qu’une mère."

Arabesque
Les 9 et 10 novembre
À La Tulipe (Montréal)
Voir calendrier Chanson

Jane Birkin
Rendez-vous
(EMI)

ooo

"Les chansons d’amour sont à tout le monde et tout le monde pense à son propre amour en les entendant. Un jour, quelqu’un oubliera les références à moi. Quelqu’un va entendre Amour des feintes et se dire: "C’est moi, c’est moi, c’est moi." Et on va oublier que c’était entre un printemps et un automne… le jour de ma trahison avec Serge… et ça comptera plus…"