Alain Lefèvre : Le sacre du monstre
Alain Lefèvre et l’Orchestre symphonique de Québec présentent le mythique 3e Concerto pour piano de Rachmaninoff au Grand Théâtre, à guichets fermés. Événement.
Dans son appartement alourdi de centaines de livres scrupuleusement classés, le pianiste Alain Lefèvre répète la finale du 3e Concerto pour piano de Sergei Rachmaninoff. Au son des cordes du piano s’ajoute celui des cordes vocales du pianiste, qui compte les temps à voix haute. En sera-t-il de même le soir du concert? "Absolument. La musique romantique doit être jouée avec beaucoup de rigueur, car elle se suffit à elle-même; si son interprète tombe lui aussi dans le romantisme, elle devient sirupeuse et perd ainsi toute sa force d’évocation."
Une discipline froide qui contraste avec ce qu’on a vu dans cette saisissante scène du film Shine (Le Prodige) où Alex Rafalowicz interprète un David Helfgott littéralement possédé pendant l’exécution du 3e Concerto pour piano. Il s’effondrera d’ailleurs sur scène après l’accord final, en pleine psychose. Ce soir-là, le Rach 3 avait vaincu le pianiste, comme on dirait d’une montagne ou d’une bête.
Ce concerto est d’ailleurs considéré par plusieurs comme le morceau de piano le plus difficile du monde. Des pianistes de renom comme Krystian Zimmerman, pourtant grand interprète de Rachmaninoff, n’osent même pas l’affronter. Pour ce dernier, jouer le Rach 3 exigerait tellement de lui qu’il n’aurait d’autre choix que de prendre sa retraite après le concert! Ce n’est pas l’avis d’Alain Lefèvre, qui s’attaque au monstre avec la complicité de l’Orchestre symphonique de Québec le 24 novembre prochain, au Grand Théâtre: "Sur scène, il n’y a rien de facile. Que je joue Ma petite vache a mal aux pattes ou le 3e Concerto pour piano, c’est la même chose: ce sont mes propres fantômes que j’affronte, devant le public." La boutade sonne comme une insulte au mythe du Rach 3. "De toute façon, après avoir joué le Concerto pour piano et orchestre de John Corigliano, tout me paraît plus facile." Tellement facile, en fait, qu’il interprète en concert la version intégrale du compositeur russe, réputée injouable…
Grand romantique, Lefèvre se passionne pour Rachmaninoff depuis plus de 20 ans. "C’est un génie de la composition. Mais on le considère encore comme un musicien mineur. Un historien a même écrit qu’il faisait de la musique de bar! Il se trouve que Rachmaninoff a fait avancer le piano autant que Chopin. Sauf qu’il est l’un des compositeurs les plus chéris du public et, pour les puristes, quand le public aime, c’est suspect! À Québec, le concert est à guichets fermés; alors, dire aux gens qui ont acheté un billet qu’ils n’ont pas de goût, ça me paraît manquer d’intelligence. C’est comme si on voulait tuer la culture classique."
Depuis longtemps engagé dans une plus large diffusion de la musique classique, le pianiste est fort concerné par l’avenir de son art: "On se demande comment amener des gens dans les salles de concerts classiques pour une autre raison que pour le paraître. C’est simple: il faut faire de l’éducation. On déplore le fait que les gens applaudissent entre les mouvements, mais c’est un peu tard pour leur taper sur les doigts! Si nous avions fait le travail au moment où ces personnes étaient sur les bancs d’école, elles pourraient mieux jouir des concerts. Donc, si on ne fait rien en ce sens pour l’avenir, on est perdus! Aux États-Unis, le public de musique classique est mourant – et à cet effet, je suis heureux de le dire, l’OSQ est le seul orchestre d’Amérique du Nord qui a réussi à rajeunir son public ces dernières années. Je lui lève mon chapeau."
Alain Lefèvre propose une théorie étonnante pour expliquer le déclin de popularité de la musique classique. Selon lui, c’est qu’elle est trop identifiée au fascisme, à la folie et à la droite. "Quand on voit des méchants sur un écran de cinéma, on entend toujours de la musique classique. Pensez à Schindler’s List, The Marathon Man, A Clockwork Orange… C’est une équation très simple, voire simpliste: liberté, bonheur, démocratie égalent musique rock – comme on l’a vu aux États-Unis récemment, ce sont les rockers et les artistes pop qui ont défendu ces valeurs – et la musique classique, elle, est du côté de la droite et de la folie, ce qui est très dangereux."
Bien qu’il soit inquiet, le succès aux guichets de ce concert le réjouit. "C’est comme pour la construction d’une cathédrale: il faut poser les pierres une à la fois et être très patient. Mais vous savez, les cathédrales culturelles sont de nos jours très fragiles…"
Le 24 novembre
Au Grand Théâtre
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