Keren Ann : Le don d’ubiquité
Keren Ann est partout et nulle part en même temps, ne défait jamais sa valise mais signe des albums vaporeux et raffinés qui portent des titres comme Not Going Anywhere. Entretien avec un oiseau suspendu dans les airs.
"J’aime bien ce cliché qui dit qu’une chanson, c’est comme un film pour les oreilles", lance Keren Ann au bout du fil. Si l’auteure-compositrice-interprète annoncée par Henri Salvador comme "l’avant-garde de la chanson française" tenait une caméra plutôt qu’une guitare et un micro, c’est à de petites fables fantomatiques qu’on aurait droit, à des travellings lents sur un champ couvert de givre, baigné de la lumière mauve de l’aube, à autant de portes ouvertes sur des vies de personnages un peu fuyants et insaisissables, venus révéler un pan de leur intimité tout en résistant à la confidence. "Dans mes paroles de chansons, je crée des personnages à la manière des gens qui écrivent de la fiction. Comme je parle souvent à la première personne, c’est une sorte de mélange entre un narrateur inventé et ma propre histoire, comme si j’éprouvais le besoin de m’immiscer dans la sienne, comme si c’était moi dans sa peau. Cette façon d’écrire me permet d’avoir 17 ans et 80 ans dans le même album."
Née en Israël d’un père d’origine juive russe et d’une mère javanaise, Keren Ann Zeidel a grandi en Hollande pour déménager en France vers l’âge de 11 ans. Elle vit aujourd’hui entre Paris, New York et Reykjavik, vient d’une famille où l’on parle hébreu, français, anglais, hollandais, et trouve quand même le moyen d’intituler son troisième album Not Going Anywhere. "C’est vrai que c’est bizarre, un titre comme ça, pour quelqu’un qui bouge autant. Ça renvoie à un état amoureux, mais pas forcément à l’amour tel qu’on se l’imagine d’une manière cartésienne. Quand je dis "état amoureux", ça peut être un état de manque par rapport à un lieu, à des gens proches, mais aussi au fait d’être constamment paumé, en isolement, même si, vu de l’extérieur, on paraît très entouré", raconte Keren Ann de cette voix flûtée qui est la sienne, ponctuant ses répliques de ricanements inattendus.
À 30 ans, la brunette aux traits d’oiseau cumule déjà quatre disques. Le premier, La Biographie de Luka Philipsen (EMI, 2000), est de facture très française; le cinématographique La Disparition (EMI, 2002), déjà annonciateur d’un désir de folk; vient ensuite Not Going Anywhere, un disque en anglais, sous la mythique étiquette Blue Note, qui nous la révèle sous un jour autre, en pleine possession de ses moyens. Si c’est cet album qui amène mademoiselle Zeidel à passer pour la première fois par Montréal, son quatrième opus, Nolita, paraît déjà en France ces jours-ci. Et tout ça sans parler des side projects de Keren Ann, comme ces cinq chansons co-écrites avec son complice Benjamin Biolay pour Chambre avec vue d’Henri Salvador, comme ce groupe, Lady & Bird, qu’elle mène avec l’Islandais Bardi Johansson (du duo Bang Gang). On se dit que l’Islande est un pays qui lui va bien: "Oui, je trouve aussi, en tout cas je m’y sens assez chez moi, c’est un pays nordique où il règne une atmosphère automnale, parfois presque sombre, dense, mais énormément de lumière y vient. C’est pas là qu’on a enregistré, c’est juste un pays que j’adore, où je vais assez souvent me ressourcer… tout comme je peux me poser n’importe où si je sens que je peux y écrire, comme ça m’est arrivé avec New York. C’est important, parfois, quand on se sent appartenir à un lieu, d’essayer d’utiliser le moment et d’en faire quelque chose."
Inspirée par Nick Drake, Serge Gainsbourg, Françoise Hardy et Suzanne Vega, Keren Ann fabrique des pièces toujours nimbées d’une aura de mélancolie, des mélodies éthérées que l’on souhaiterait en accompagnement du ballet un peu triste des danseuses dans les boîtes à bijoux musicales, des chansons glissées, sur Not Going Anywhere, dans l’enveloppe d’un folk délicat et vaporeux. "Je suis quelqu’un de très proche des mélodies et je commence toujours par composer avant d’écrire. Là, j’avais envie d’un album folk, dénudé, acoustique… La mélodie amène déjà l’atmosphère, le ton de la chanson, ensuite je sais de quoi elle va parler, comment les mots vont se tisser. On dit souvent qu’écrire des chansons, c’est sortir des petits sacs d’un grand sac de mémoire."
Et cette fugueuse, qui se déplace dans l’espace géographique avec une si grande aisance, fait la même chose avec les langues, passe du français à l’anglais avec un naturel désarmant, allant même jusqu’à reprendre certaines mélodies pour leur composer de nouvelles paroles dans l’autre langue, comme c’est le cas pour Le Sable mouvant, Surannée et La Disparition qui deviennent respectivement End of May, Seventeen et Right Now & Right Here sur Not Going… "Je viens d’une famille où les langues, c’était toujours un peu un mystère, jamais quelque chose de très stabilisant. Il y a des mélodies qui se prêtent mieux à l’anglais qu’au français et vice versa. Il m’arrive de composer une chanson et de me dire qu’elle sonne mieux dans une langue que dans l’autre, et d’ailleurs, c’est pour ça que j’ai fait Not Going…, j’avais plein de chansons qui n’avaient pas de maison et que je voulais enregistrer pour leur donner un support."
Le 3 décembre avec Fredric Gary Comeau
Au Spectrum
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