Sibérie m’était contée : Chao Pantin
Sibérie m’était contée, livre-disque réalisé par Manu Chao en compagnie du dessinateur Wozniak, sacre le retour du Clandestino dans sa ville d’origine, après de longues années d’absence. À la suite d’une longue attente, nous avons mis la main sur l’artiste. Rare entrevue.
Et s’il était plus exotique de croiser Manu Chao à Paris, du côté de Pigalle, plutôt que de le trouver à l’autre bout du monde, quelque part en Amérique latine ou en Afrique? C’est effectivement la question que l’on peut se poser lorsqu’on le voit, après plus de dix ans d’absence dans la ville qui l’a vu naître il y a 43 ans, perché sur l’un de ces fameux toits typiques délavés par la pluie. C’est en septembre 2003 qu’il a posé ses valises ici, dans un tout petit studio de quelques mètres carrés coincé au-dessus de La Cigale, l’une des plus célèbres salles de concert de Paris, qui a accepté de l’héberger. En compagnie de Wozniak, un dessinateur de presse polonais (qui officie au journal satirique Canard enchaîné) ami proche de son père, le journaliste Ramon Chao, Manu a travaillé pendant plusieurs mois sur un projet regroupant un livre et un disque: Sibérie m’était contée. "J’ai rencontré Wozniak en Galice, chez mon père. On a sympathisé là-bas, et ensuite on s’est revus à Paris. Un soir, je lui ai montré un vieux carton contenant des textes en français que j’avais écrits au fil des années, mais surtout à Paris. Il m’a demandé s’il pouvait les emporter, et deux semaines plus tard, il est revenu avec des dessins qui les illustraient. Puis je lui ai donné d’autres textes, il a fait d’autres dessins, et petit à petit, on s’est pris au jeu. On s’est retrouvés pour travailler ensemble de nombreuses fois, surtout la nuit, et au bout du compte, un soir, on s’est dit que tout ça pourrait faire un livre." Pour affiner le projet, Manu Chao part alors à Barcelone, chez lui, pour fouiller encore plus loin dans ses archives. Il revient à Paris en octobre 2003, avec des tonnes de cartons. "Wozniak voulait tout utiliser, il dessinait de nouvelles choses sans arrêt. À un moment donné, j’ai même dû écrire de nouveaux textes pour suivre son rythme. C’était fou. Là, je lui ai donné des textes en espagnol. Il a presque fini de tout illustrer, et il m’a envoyé un CD plein. Mais je ne veux pas l’ouvrir pour le moment, il faut que je fasse un break."
"PARIS, C’EST MA PETITE SIBÉRIE À MOI"
L’hiver 2003, Manu Chao et Wozniak le passent à maquetter ce livre, se retrouvant régulièrement, et toujours à la tombée de la nuit, dans un petit studio de graphisme tenu par des amis de Manu, près de la place de la Bastille. "Wozniak éclatait mes textes, et moi j’éclatais ses dessins. C’était du donnant, donnant. Aujourd’hui, on maîtrise à merveille les logiciels de mise en pages", plaisante Manu. Sibérie m’était contée, le livre, est au final une succession de petites histoires simples, tantôt gaies, souvent tristes, réinventées au fur et à mesure par la belle patte naïve de Wozniak. En feuilletant les pages de ce livre, on se rend d’ailleurs compte de l’aspect sombre du projet. "La Sibérie, c’est un endroit où je n’ai jamais mis les pieds. C’est un endroit que j’imagine depuis toujours. Un jour, je suis passé au-dessus en avion, en allant au Japon avec la Mano Negra. Et j’en garde une image inoubliable: un truc sans aucune lumière, et à un moment donné, une lumière au milieu de rien. Il y a un côté négatif dans Sibérie, et Paris, c’est ma petite Sibérie à moi", note Chao. Un projet double, qui sent bon la nuit blanche et l’amitié. Le livre aurait pu se suffire à lui-même, mais rapidement, Chao songe à lui adjoindre un disque. "Pendant qu’on bossait, je passais des vieilles compositions à moi, que j’avais regroupées sur CD. Un jour, je me suis pris au jeu, et je me suis mis à chanter, par-dessus une musique, l’un des textes sur lesquels nous travaillions. Comme ça rendait plutôt bien, j’ai décidé de l’enregistrer, cette chanson. Et puis j’en ai fait une, puis deux, puis trois. Et au final, je me suis retrouvé avec 26 chansons qui illustraient le disque. Parce que le disque, au départ, ce n’est qu’une simple illustration sonore du projet de livre avec Wozniak, pas autre chose", raconte Manu Chao.
ENTRE PIAF ET PRÉVERT
Simple illustration sonore au départ, le disque est pourtant beaucoup plus à l’arrivée. Que ceux qui avaient tendance à sur-claironner que "Manu Chao, c’est toujours pareil" après son dernier album Proxima Estacion Esperanza se rassurent enfin, le Clandestino, pour ce nouveau projet, a fait peau neuve. Enfilant des habits presque inédits de "titi parisien" (on se souvient tout de même de quelques titres déjà chantés en français avec la Mano Negra, de Ronde de nuit à Pas assez de toi), Manu Chao livre avec Sibérie m’était contée un vrai disque de chanson française. Un disque très classique parfois, dans la lignée des Piaf ou Fréhel, mais qui sait aussi être plus contemporain et plus aventureux lorsqu’il lorgne, par moments, du côté de chez Gainsbourg ou Dominique A. Ce qui frappe surtout, c’est ce talent d’écriture en français, sous-utilisé jusqu’ici par Chao, qui transparaît sur chaque titre de Sibérie. Un talent qu’il possède depuis des années, mais qu’il avait cantonné à des petits bouts de nappes, des cahiers d’écolier trop vite archivés, et que Wozniak l’a enfin aidé à laisser éclater au grand jour: "Un plaisir que j’ai, c’est d’écrire des trucs que j’ai vus sur des bouts de nappes. Je les mets dans mes poches, et j’essaie de les garder. Je fais ça au quotidien: c’est peut-être la partie de mon métier que j’aime le plus. J’adore la scène, j’adore jouer dans les bistros, mais écrire, c’est un plaisir beaucoup plus simple." Parfois proches de ceux de Prévert, dont il concède volontiers adorer l’œuvre, les textes de Chao ont donc été mis en musique grâce à de vieilles pièces instrumentales, elles aussi glanées au fond des cartons. Derrière la guitare et les batteries minimalistes, véritables marques de fabrique du Clandestino, on entend aussi des accordéons, des sirènes de police, des aboiements de chien. Sur ses anciens morceaux, Manu Chao a rajouté du Paris, beaucoup de Paris, surtout celui de la rive droite: Ménilmontant – Belleville – Pigalle, ce Paris qui vit, qui sort le soir et qui fait du bruit, et que Jean-Pierre Jeunet avait un peu passé sous silence dans le très carte postale Amélie Poulain. "Pour les instrumentaux, il y avait des trucs que j’écumais depuis des années dans les bars, et qui n’étaient jamais sortis. C’est en les rejouant dans les bars de Paris que j’ai compris qu’ils avaient du sens, une vraie identité. Je me suis aussi beaucoup promené dans la ville pour en retrouver l’esprit. Paris, ça faisait longtemps que je n’y étais pas resté plus de trois jours de suite."
PARIS, LE TEMPS D’UN HIVER
Sibérie m’était contée scelle donc aussi et surtout les retrouvailles inattendues entre Paris et Manu Chao. De belles retrouvailles, mais compliquées. "J’avais passé presque 30 hivers à Paris, et je m’étais juré de ne plus recommencer. Et puis j’ai remis ça, grâce ou à cause de Wozniak, je ne sais pas. Mais dans le fond, je ne regrette rien, j’ai pris mon pied sur ce projet, et c’est ça qui compte le plus." Avec Wozniak, Manu a sillonné Paris, en solex, durant de longues après-midi. Il a retrouvé les endroits où, à la grande époque du rock alternatif, en compagnie de Bérurier Noir, des Négresses Vertes ou des Garçons Bouchers, il enflammait une ville trop tranquille, presque anesthésiée. "J’ai eu des tas de flashs en me promenant dans la ville. Des images qui m’ont rappelé des moments de ma vie: des concerts, des filles, des bastons. C’était parfois très émouvant." Ces sensations d’un hiver, ces émotions d’une saison, Manu Chao est parvenu à les coucher sur livre et sur disque, avec Sibérie m’était contée. À sa façon, sans trop en rajouter, avec cette simplicité qui a toujours traversé son œuvre et sa vie. "J’ai besoin de ça, explique-t-il, aller au plus simple, ne plus passer par quatre chemins. Ce projet, c’est un hiver à Paris, avec Wozniak, c’est tout. D’ailleurs, j’aurais pu l’appeler comme ça: Un hiver à Paris. Ç’aurait été un bon titre aussi."