U2 : Masse critique
Musique

U2 : Masse critique

Tandis que les grands crus des années 80 tels que Madonna, R.E.M. et les Beastie Boys reculent, U2 entame sa vingt-cinquième année avec How to Dismantle an Atomic Bomb – fulgurant succès critique et commercial.

Il semble même qu’après tout ce temps, le groupe éprouve encore le besoin de perpétuer sa crédibilité et de dominer les palmarès.

"En ce moment, nous sommes aussi heureux qu’il y a 25 ans de nous produire sur les plus grandes scènes, d’être finalistes pour l’album de l’année et d’avoir une chanson dans le hit-parade des radios", déclare Edge, 43 ans, en direct de Dublin, accompagné des autres membres du groupe. "Mais ce n’est pas la seule façon dont nous envisageons le succès. Ce que nous cherchons par-dessus tout, c’est à préserver la créativité du groupe. Notre approche face au succès commercial, c’est d’être bons, originaux et de ne pas se prendre la tête avec ça. Il y a un je ne sais quoi de pur et d’essentiel dans le fait de pouvoir se produire en concert et de continuer à jouer tout son répertoire. Je peux comprendre pourquoi Bob Dylan a fait cela. On a commencé de cette façon et on termine de cette même façon. Continuer de donner des petits concerts suffirait. C’est une façon de garder les chansons en vie."

Atomic Bomb a aussi l’énergie Boy des années 80, ainsi qu’un optimisme exubérant. Les dernières heures de l’enregistrement furent "folles, incroyables, grisantes", raconte Bono, 44 ans. "Les gens buvaient du café et fonçaient dans les murs."

ATOMIQUE

Bomb, qui a été enregistré à Dublin et en France, a connu plusieurs métamorphoses, parce que le groupe tenait à se dépasser. "La dernière tournée fut une sorte de préparation, dit Adam Clayton. On était hot et on pensait qu’on pouvait faire n’importe quoi. Cela faisait déjà un certain temps qu’un album était dans l’air, et Edge avait plusieurs points de départ."

Revigoré par la réception mondiale enthousiaste réservée à All That You Can’t Leave Behind, et pour l’Elevation Tour qui s’ensuivit, Edge s’est enfermé pour accumuler des brouillons de Bomb, dont sa guitare fut cette fois-ci la trame de fond "Depuis Achtung Baby, je composais au clavier, et il fallait que je me replonge dans la guitare. Ensuite, j’ai éprouvé l’envie de me remettre à la guitare électrique, et depuis, je travaille dans les couleurs primaires."

Au départ, le groupe fit appel au réalisateur Chris Thomas, mais après une envolée initiale, les sessions arrivèrent au point mort.

"Au début, c’était un album de rock pur et simple, souligne Bono. Nous étions tout excités qu’Edge ne soit pas assis au piano ou en train de tripoter une machine, parce qu’il fait partie des grands guitaristes. On a commencé à s’ennuyer à mi-chemin, parce que les riffs ont des limites. On voulait plus d’envergure. Du coup, on s’est retrouvé avec du punk-rock qui fait un détour chez Phil Spectorland, qui tourne à droite chez Tim Buckley, et qui se retrouve dans des ruelles et dans d’autres panoramas, dans des paysages urbains, sur des toits, au ciel. C’est de l’écriture accidentelle, de la musique composée par un groupe qui, au fond, voudrait jouer du Bach."

Steve Lillywhite, Nellee Hooper, Flood et Jacknife, que Bono avait qualifié de "terroriste sonique", ont assuré la relève.

En une semaine, U2 a réenregistré cinq chansons, dont une des premières versions de Vertigo, qui fut massée, martelée, ajustée et lubrifiée avant de subir deux mixages et d’obtenir un suffrage unanime: très bon, ce qui était loin d’être satisfaisant. "Le très bon, explique Bono, est l’ennemi de l’excellent. On s’imagine qu’excellent, c’est la porte à côté. C’est faux. Excellent, c’est le pays d’à côté."

AU COUR DE LA BOMBE

Tandis que Bono se consacre à son engagement politique, son rôle d’auteur est relégué au second plan. Pendant ce temps, Larry Mullen, Clayton et Edge perfectionnent l’architecture sonore de l’album.

"Nous avons toujours entretenu un rapport holistique avec la politique, déclare Edge. Je pensais que cet album allait être beaucoup plus politique. Je crois que Bono aussi. Je suis épaté de voir à quel point il est personnel. Ce n’est pas un manifeste, il parle de choses qui comptent. C’est un cliché très simple qui montre où nous en sommes."

Le titre de l’album, tiré d’une de leurs chansons (Fast Cars), disponible en version importée, semble révéler des desseins anti-guerre, mais en fait, la peine et le sentiment d’intimité palpables sur Bomb ont pour source la mort du père de Bono, survenue en 2001. Les mots sont tombés en place presque d’eux-mêmes.

"Il n’y a rien de tel qu’un deuil pour préserver la porosité du cœur, dit ce dernier. C’est quand son cœur durcit que le poète est paralysé."

Le titre, How to Dismantle an Atomic Bomb (Comment démanteler, ou démonter, une bombe atomique), qui n’évoque pas, de prime abord, le thème de la foi ou de mauvais pressentiments, est néanmoins très à propos.

"C’est une allusion énorme et absurde, lance-t-il. Dans les jours qui ont suivi Hiroshima, jamais les gens ne se sentirent plus près de leur famille et plus enclins à l’hédonisme. Le monde est devenu conscient de sa fragilité quand il a vu les effets de la fission de l’atome. Tout à coup, le monde avait une date de péremption. Cet album n’est pas un prétexte pour philosopher. C’est un album sur qui on aime, comment on aime, pourquoi on aime."

Chaque apparition d’un nouvel album de U2 est précédée d’un véritable maelström de découvertes, d’architectures, de déconstructions, de combats, de débats et de thérapies de groupe qui visent à résorber les crises identitaires et les angoisses artistiques.

"La plupart des groupes ont leur place musicale – le blues, le hip-hop, le rock, dit Larry Mullen. Nous cherchons encore la nôtre. Nous n’avons jamais eu un véritable but musical. Nous n’avons jamais maîtrisé la technique ou la manière correcte de faire les choses. C’est l’expérimentation qui nous branchait. On devient aussi excités que des gamins et l’on tire parti de notre dysfonction et de nos désavantages. En tournée, les gens nous disent: "Vous êtes si sérieux, si intenses." Eh bien, vous le seriez aussi si vous ne saviez pas jouer et que 50 000 personnes avaient les yeux braqués sur vous."

U-POD

"Uno, dos, tres, CATORCE!" La pub des iPod, qui met en vedette Vertigo, soulève la controverse.

Le croisement des deux marques "est le fruit d’une idée de Bono, qui consistait à vendre des iPod comportant toute la discographie de U2, explique le bassiste Adam Clayton. C’était une idée novatrice, sophistiquée. Souscrire à la culture du téléchargement nous a semblé aller de soi. Si Apple nous avait demandé de nous y prendre autrement, peut-être aurait-on senti qu’on transigeait, mais dans ce cas, la synergie sautait aux yeux."

Le véritable enjeu de l’entente avec Apple dépasse le simple cadre de la commercialisation, il marque une révolution, selon Adam Clayton. "L’ère numérique et les iTunes profitent à tout le monde. Apple a trouvé un moyen de faire en sorte que tout le monde soit payé et cela permet aux groupes de survivre. Ils vont nous sauver de la ruine et sauver votre musique. L’industrie du disque n’a pas réussi à créer une façon légitime de télécharger la musique. Apple y est parvenu."

Ce pacte comporte certains avantages pratiques. Les stations de musique pop prennent un certain temps à adopter les chansons rock tapageuses, et les ventes à la baisse ont forcé les labels à se serrer la ceinture et les ont empêchés de financer des lancements d’albums onéreux. Les pubs télévisées du iPod assurent une diffusion des plus précieuses. "La collaboration avec Apple nous a paru toute naturelle, et peu susceptible de déranger nos fans, déclare Edge. Personne ne veut voir son groupe préféré s’associer à quelque chose de pas cool. C’est l’avenir que l’on vise. C’est un tremplin vers la nouvelle tendance de l’industrie de la musique."

"Pour moi, cela ne pose aucun problème, affirme Bono. U2 est un quatuor, mais c’est aussi une entreprise, une société. À nos débuts, se préoccuper du côté affaires n’était pas perçu comme étant cool, mais on a décidé que c’était le comble du "pas cool" de le négliger…"