Bernard Lavilliers : Carnet de voyage
Musique

Bernard Lavilliers : Carnet de voyage

Bernard Lavilliers nous invite une fois de plus au voyage avec Carnets de bord, trois ans après Arrêt sur image. Rencontre avec un conteur d’histoires.

"C’pas moi qu’ai fait les voyages, c’est les voyages qui m’ont fait", chante Bernard Lavilliers dans Voyageur, la pièce d’ouverture de son 21e album, Carnets de bord, le succès-surprise de l’automne en France: 300 000 exemplaires écoulés, trois semaines en première place du palmarès devant Céline Dion et Star Académie! "Ce qui tend à prouver que le travail paie encore. Ça me donne espoir et j’ai le sentiment d’être compris."

Si certains errent pour se fuir, Lavilliers, lui, vit dans ses valises pour s’apprendre. Les voyages le forment. Il se dit constamment déstabilisé par ce que lui font vivre les gens dans les pays qu’il visite – africains et sud-américains, surtout -, s’en nourrit comme homme et comme artiste. Et s’il voyage pour écrire ses chansons, il vend des albums et donne des concerts… pour continuer à voyager! Un mode de vie qu’il cultive depuis toujours et qui lui permet une indépendance quasi totale au regard de l’industrie du disque. "Je suis assez radical, c’est vrai. Et ça me réussit bien! Certains se sont débrouillés pour qu’on ne m’entende plus nulle part, mais comme je suis un mec extrêmement vivace, j’ai quand même continué à gagner ma vie comme je l’entendais. La seule contrainte que j’ai, c’est qu’il faut que je vende un certain nombre d’albums à chaque sortie. Sinon j’emprunte à la compagnie de disques pour faire l’album suivant, ce qui fait que je leur vends mon catalogue, petit à petit. C’est la belle escroquerie de l’indépendance."

Lavilliers est un artiste difficile à définir, qui défend un répertoire trop dense pour être populaire, sans tomber dans l’underground pour autant. Inclassable, donc difficile à vendre, donc fini aux yeux de l’industrie. "Or, ce n’est pas parce que je suis inclassable que les gens ne m’aiment pas! Je ne sais pas comment les gens me perçoivent et c’est tant mieux. Mon public aussi est inclassable: on y retrouve même des gamins et des marginaux! Récemment, je suis allé dans une de leurs soirées, ils appellent ça les Soirées du chaos social! Ça me rappelait les manifs que je faisais dans les années 70: c’est le même bordel, les mêmes slogans. Ils se retrouvent dans le son des années 70 et dans notre position anarcho-syndicaliste. Ils se réfèrent à des mecs comme moi parce que, voyez-vous, des résistants, il n’y en a plus beaucoup."

Un nouveau public qui découvre, avec Carnets de bord, un Lavilliers débarrassé des métaphores encombrantes. Toujours un formidable raconteur d’histoires: "Je connais personnellement le colonel des Services spéciaux boliviens qui a tué le Che. Le Che était dans une pièce avec lui et il a dit: "Si tu es un homme, tue-moi." Et comme il était bourré, il l’a tué. Cette histoire n’est pas très connue mais elle est authentique. Le colonel, qui doit avoir 80 ans, est depuis rongé par le regret. Il a compris qui il avait tué, pour qui et pourquoi. Le Che voulait mourir et il a accepté de le tuer parce qu’il était saoul…"

Mais même si la forme est différente, le propos n’a pas changé: l’auteur se bat toujours avec la même ferveur contre les injustices. Environnement (État des lieux), femmes battues (Silences), immigrés clandestins (Question de peau), les causes ne manquent pas. À 58 ans, après 35 ans de combat, Bernard Lavilliers constate qu’on vit toujours dans un monde violent et injuste. L’envie de baisser les bras le prend-elle parfois? "Bien sûr que non! Je vois aujourd’hui tellement de gens entre 25 et 30 ans de nouveau motivés politiquement, qui ont des arguments, qui sont des bosseurs, qui ne se font pas baiser par le système, ça me pousse à continuer. C’est certain que mes chansons ne changent pas grand-chose, mais elles changent les gens qui les écoutent. Et il faut croire qu’on va changer les choses, sinon on résiste pour la forme, ce qui serait dérisoire."

Pour mettre ses textes en musique, Lavilliers a su fort bien s’entourer: il a des amis dans chaque port, du Brésil à Kingston, en passant par New York, Paris et Toulouse. Ainsi, il a retrouvé son complice de la première heure, le percussionniste Mino Cinelu (Miles Davis, Sting, Peter Gabriel), présent sur près de la moitié des chansons. Il a aussi fait un duo avec Cesaria Evora sur la splendide Elle chante (qui se veut en même temps un hommage à la chanteuse du Cap-Vert), ainsi qu’avec Tiken Jah Fakoly sur Question de peau. Sans oublier les chœurs des Femmouzes T sur Marin… Musicalement, les fans de Lavilliers se retrouveront en terrain connu: toujours inspiré par la musique brésilienne, qui constitue en quelque sorte sa grammaire, Lavilliers jongle habilement avec les musiques latines, les rythmes des Caraïbes et les accents d’Afrique…

Avant de refermer le calepin, le chanteur insiste pour lancer une dernière salve: "En dehors des guerres larvées et de tout ce que je raconte sur mon disque, on devrait juger les grandes compagnies pharmaceutiques pour crimes contre l’humanité. Elles ont largement les moyens de distribuer des médicaments contre le sida, par exemple, et pour pas cher; or, elles ne le font pas. Et on les laisse tranquilles. Elles sont pires que les militaires, elles sont sournoises et elles font du fric en laissant les gens crever, tout en sachant qu’elles pourraient les aider."

Bernard Lavilliers
Carnets de bord
(Universal)