Françoise Hardy : Partie de culte
Née d’une mère monoparentale le 17 janvier 1944, Françoise Hardy a à peine 18 ans lorsque explose la vague yé-yé dont elle devient immédiatement l’antithèse tristounette. Soutenue par les Berger, Gainsbourg, Jonasz et des adorateurs britanniques, ramenée à l’avant-scène dans les années 80 par Étienne Daho, la plus splendide timide d’Europe décline désormais 40 ans de ballades rêveuses et décalées. Pour marquer le coup, un nouvel album, Tant de belles choses, dont l’intelligentsia unanime célèbre l’intemporalité. Rencontre avec mademoiselle le jour de son 61e anniversaire. Mon Dieu! Déjà?
"Il suffit de me voir pour s’en rendre compte… Je suis fragile… Déjà à 20 ans, je manquais d’énergie. Je suis limitée vocalement, je n’ai pas de souffle… Je tombe en morceaux… Ma mémoire est comme une passoire… J’ai mal au genou…"
Record battu. Il aura cette fois-ci fallu un 20 minutes chronométré par le cerbère d’EMI France avant que l’égérie française des années 60 ne se lance dans son habituelle séance d’autocritique destroy. Et chaque disque est une occasion d’en rajouter. En 1996, le décapant et quasi underground Le Danger lui permettait de piétiner le culte considérable que lui voue toute une génération d’auteurs-compositeurs français, british et allemands qui pourraient être ses enfants.
Rigoureuse, Hardy exècre le superficiel. Mais puisque l’affaire cette fois-ci ne concerne pas que ce filet de voix qu’elle déteste, mais aussi les années qui se sont accumulées sur cette délicieuse carrosserie aérodynamique d’asperge, puisque c’est ce genou célèbre, exposé au bas de la minijupe en tôle de chez Paco Rabane il y a 40 ans, qui la fait souffrir, puisque la mémoire est fragile, il faut vite évoquer ces inoubliables apparences qui, en leur temps, ont séduit le panthéon du rock, Dieu et ses seins.
LA BEAUTÉ DU DIABLE
"Je n’ai jamais été une séductrice. Belle? Je ne m’en rendais pas compte. Je me sentais godiche, pas du tout sexy. Sur le plan professionnel, un certain charisme peut être possiblement un gros avantage… Mais affectivement, comme on le constatait Sylvie Vartan (première madame Hallyday) et moi, c’était un gros handicap parce que ça faisait peur aux mecs. Fallait être à l’étranger incognito pour que des garçons viennent à nous… Maintenant, dans neuf interviews sur dix, on me parle de Bob Dylan, de Mick Jagger et de David Bowie, trois artistes qui furent particulièrement sensibles à mon… charisme. Imaginez…"
Désormais, à 61 balais pile, la dame, que la presse prétend capricieuse, ne dissimule plus son impatience envers une large part des journalistes de son pays d’intellectuels qui, hormis Télérama, ne s’intéressent qu’au couple aussi atypique que persistant qu’elle forme avec le caustique Jacques Dutronc.
"Chaque fois que je reçois des journalistes, ils me donnent l’impression de ne pas avoir écouté le disque. La seule chose qui les intéresse, c’est de me poser des questions sur ma vie personnelle. Je suis habituée à ça depuis 30 ans, clame-t-elle, ils veulent absolument que tout tourne autour de Jacques et moi."
Acharnement d’autant plus évident que depuis quelques semaines, sont parus, coup sur coup, deux biographies et un documentaire immanquablement traversé par l’image fugace de son mari perpétuellement pompette, marmonnant dans les volutes de havane quelques allusions cyniques à son propos tout en caressant un de leurs 25 chats corses.
"Mon travail, ma façon de travailler, bah! ils s’en balancent. À l’heure de la télé-réalité, faut que ce soit aussi people que possible, leurs trucs. Que faire? Partir au Japon où on ne me parle que de mon travail? C’est loin… Alors je réponds aux questions, lui aussi… Au moins, nous, on reste convenables et pudiques", soupire-t-elle.
Hardy a-t-elle inopinément encouragé ce perpétuel programme double? Dans le document de FR3 diffusé tout récemment ici, elle semble expliquer que de Comment te dire adieu au sublime Un peu d’eau, en passant par Moi vouloir toi, des douzaines et des douzaines de chansons d’absence et de défaites ne s’adressaient qu’à ce seul homme distant attendu dans une noire solitude. Françoise nie: "Non, non, j’ai dit que toutes ces chansons, je les avais écrites pour toucher quelqu’un. Mais, hé, y’a pas eu que lui dans ma vie!… Beaucoup de chansons en furent inspirées, mais plus maintenant…"
Quittant ce terrain miné pour parler de l’œuvre parue fin 2004, Hardy admet sans peine avoir renoué avec la constance qui l’a bien servie durant 40 ans. Soutenu par les collaborations entendues de Jacno, Benjamin Biolay et de l’improbable Perry Blake (Still Lives), un admirateur de génie qui l’a fait chanter en anglais, Tant de belles choses est un album évanescent, alangui, aux orchestrations conservatrices avec un zeste d’audace mélodique.
"Sur le plan de la production, c’est plus traditionnel et c’est plus moi… je suis perçue comme une chanteuse de ballades mélancoliques. Le rock underground du Danger, dont je suis très fière, ça a dérangé les amateurs. Mais j’y ai peu réfléchi, je vais devant ce qui s’offre à moi. On m’amène des mélodies et c’est fondamentalement ce qui me touche. Les guitares sont plus traditionnelles mais en même temps il y a des choses originales, nouvelles, des mesures à cinq temps… et un certain goût de l’inattendu même dans les chansons comme Tenue de soirée qui évoquent les années 60."
CONTE DE LA FOLIE ORDINAIRE
Un malaise persiste derrière ce calme apparent. Lorsque Hardy écrit Tant de belles choses, pièce maîtresse de l’album du même titre, le bonheur ne réside plus qu’en de tristes consolations prodiguées à son fils Thomas auxquelles vient subitement se greffer un concept abordé dans Tirez pas sur l’ambulance: une folie schizophrène pudique et solitaire.
"La Folie ordinaire ou Tard dans la nuit, la première chose à laquelle ça me fait penser, c’est la télé-réalité. Tout le monde est désinformé, et pourtant tout le monde donne son avis sur tout, sans rien savoir, avec la démagogie que ça entraîne. Ça provoque une omniprésence sociale du délire et de l’irrationnel. Parallèlement à cet enfermement dans l’insignifiance individuelle, et malgré les avertissements des écologistes depuis 50 ans, grâce à l’inconséquence des gouvernements, de la nappe phréatique au réchauffement, on va se retrouver dans la merde. On est au début de quelque chose de catastrophique et notre réaction, c’est de se complaire dans le sentimentalisme de la télé-réalité."
Au-delà de ces préoccupations planétaires, récemment, quelques biographes ont raconté une enfance marquée par l’absence que seuls l’angoisse existentielle et le doute n’ont plus jamais quittée.
"Le fait de ne pas connaître mon père, aggravé par le fait d’avoir grandi dans un univers de femmes névrosées, n’a rien arrangé. Si elles avaient été plus équilibrées, il y aurait probablement eu plus de présence masculine et d’équilibre dans leurs vies et dans la mienne. C’est pas très positif…" bredouille lentement Hardy avant de conclure dans un souffle convaincu: "Mais je n’ai jamais été motivée par l’envie d’être aimée. J’ai été motivée par l’amour que j’éprouvais, et l’envie d’émouvoir les autres."
Et demain? "La promotion et ses voyages… Les entrevues. Pas trop loin maintenant, l’Europe… l’Allemagne. Le Canada, c’est du décalage horaire qui fout tout de travers… Et mes problèmes digestifs qui sont revenus…"
Tant de belles choses
Virgin EMI 2004
Le Danger
Virgin EMI 1996
Hardy-Dutronc
Yann Plougastel, 290 pages
Flammarion 2004