Marianne Faithfull : Noir désir
Marianne Faithfull est au lit. Épuisée, elle reprend des forces avant de venir faire un tour par chez nous, fort probablement au printemps. En attendant, l’ancienne égérie rock reconvertie en grande dame de la chanson sombre nous pousse entre les pattes un diamant noir, une dose toxique, un bijou opaque et ravissant: Before the Poison. Rencontre.
Marianne Faithfull
est de retour avec un élégant collier de perles noires. Manigancé avec d’autres sensibilités aussi graves et grises que la sienne, celles de Nick Cave et de PJ Harvey, entre autres, Before the Poison apparaît comme une œuvre prenante et aboutie, comme un bijou plombé qui laisse pourtant passer un peu de lumière, l’aube blême qui s’infiltre à travers une fenêtre sale. "Polly et moi avons des tempéraments semblables, c’est Beck qui nous a présentées à Los Angeles pendant l’enregistrement de Kissing Time (ndlr: l’album précédent de Faithfull, sur lequel elle a travaillé avec Beck). On s’est tout de suite entendues. Cet album, je le voulais sombre. On s’est dit: "Concentrons-nous sur ce dans quoi on excelle!" Quant à Nick, je l’avais rencontré trois ans plus tôt à Londres lors d’un défilé de chapeaux. J’avais déjà les chansons de Jon Brion et de Damon (Albarn), en plus des cinq pièces de Polly. J’en voulais dix au total, j’aime faire des disques courts. C’est elle qui m’a suggéré d’appeler Nick."
En 2002, Marianne Faithfull en avait surpris plus d’un avec un objet coloré, pétillant et inattendu, Kissing Time, un disque plutôt bien reçu malgré quelques imperfections, pour lequel elle s’était entourée de jeunes premiers de l’ère rock récente: Beck, Billy Corgan, Étienne Daho, Jarvis Cooker (Pulp) et Damon Albarn (Blur). Il y était question de sexe avec des inconnus, de renaissance, de charme, d’amour presque platonique, de baisers, d’un état euphorique et exaltant viré vers une quête du plaisir… "I’m on fire", chantait l’égérie des sixties. Rarement avait-on vu la dame aussi lumineuse depuis ses premières armes, depuis ses premiers pas vers les Rolling Stones à 18 ans, depuis cette époque bénie où la vie ne lui était pas encore passée sur le corps plusieurs fois sans s’annoncer, façonnant du même coup cette voix reconnaissable entre toutes, cet organe bouleversant marqué par les excès d’amour et leurs égratignures, par les excès en général, cette voix pleine et écorchée si accordée aux saynètes noires et envenimées qu’elle dépeint et dont elle se fait l’écho, cette parole désormais déployée avec autorité. "Je sais que Kissing Time n’a pas complètement fonctionné, j’en suis consciente. Je crois que l’erreur principale dans ce projet, c’est que j’avais réuni trop de monde. Mais j’ai un faible pour cet album optimiste et enthousiaste, et c’est comme ça que je me sentais à ce moment-là: pleine de joie, d’espoir et de vie. C’était avant les événements du 11 septembre… Un artiste ne devrait peut-être pas penser ainsi, car nous vivons dans un monde opposé au monde politique, je sais tout ça, mais depuis ces événements, il me semble que je ne pourrai jamais plus écrire quelque chose d’aussi léger."
AU LIT AVEC MARIANNE
Généreuse et jasante, c’est de son pied-à-terre à Paris que Marianne Faithfull, basée à Dublin en temps normal, s’est entretenue avec nous. De son appartement, ou, devrions-nous dire, de son lit, car on apprenait en décembre dernier que Marianne, épuisée, annulait sa tournée européenne et abandonnait le rôle de Peg Leg, diablesse androgyne dans la pièce The Black Rider, une création musico-théâtrale signée William Burroughs, Tom Waits et Robert Wilson, qu’elle devait reprendre à Sydney pour encore quelques représentations en janvier. "C’était trop pour moi. Vous savez, j’ai travaillé très fort l’an passé, probablement trop… Mon médecin m’a dit d’arrêter pendant trois mois parce que je souffrais de fatigue chronique. Le premier mois, je suis restée alitée, maintenant je vais un peu mieux. Mais le bon côté à tout ça, c’est que lorsque je serai de passage chez vous, probablement au printemps, je serai en forme et reposée! J’apprécie le fait de pouvoir demeurer seule et tranquille pour l’instant."
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, depuis Broken English (1979), rarement a-t-on vu la descendante de Sacher Masoch (son aïeul à l’origine du terme "masochisme") aussi "en forme". Marianne, alors convaincue de sa mort imminente, avait commis cet album avec son sang, presque comme une lettre de suicide, dans le but, avant de disparaître, de régler leur compte à tous ces écorcheurs de cœur rencontrés au passage… y compris la vie elle-même. "Maintenant, je suis plus vieille (58 ans), mais je ne suis plus sur le point de mourir, ça je le sais. Par contre, plus je vieillis, plus certaines affaires m’apparaissent urgentes. J’ai encore bien des choses à dire, darling. À 18 ans, physiquement, j’étais peut-être à mon sommet mais certainement pas artistiquement. Comme être créateur, c’est maintenant que ça se passe pour moi. Mais je ne vais pas galérer comme ça éternellement et j’espère que je saurai m’arrêter au bon moment."
Vous avez travaillé avec PJ Harvey sur ce disque, sur cinq pièces, et vous cosignez trois des textes avec elle. Comment cette collaboration s’est-elle déroulée?
"Polly et moi avons travaillé ensemble, face à face, eyeball to eyeball, dans la même pièce. C’est difficile; pour y arriver, il faut vraiment laisser son ego derrière. Personne ne peut se permettre de jouer les prima donna dans une telle situation, surtout pas moi! On s’assoyait, j’avais recueilli des notes et des idées que je montrais à Polly, un brouillon, et elle m’aidait à mettre de l’ordre là-dedans. Je rentrais d’Australie, c’était il y a trois ans… Ça prend du temps, faire les choses, vous savez. Alors j’étais déjà fatiguée quand Polly s’est amenée à Paris. Mais elle est vraiment très bonne et travaillante, très consciencieuse aussi."
L’album devait s’appeler The Mystery of Love, comme la première pièce, et porte finalement le titre Before the Poison. Pourquoi ce changement?
"Une amie à moi – une journaliste – et son mari écrivain m’ont recommandé d’aller vers quelque chose de plus fort, de plus poignant que The Mystery of Love, mon titre provisoire. Ces gens-là savent ce qui se passe dans le monde; moi pas. Je suis plongée dans mon monde.
Une chanson porte aussi ce titre et elle tourne autour de quelque chose de toxique…
"Je ne pourrais pas vous dire précisément de quoi elle traite. Je l’ai écrite après avoir lu dans un journal la nouvelle de l’attaque au gaz dans le métro de Tokyo, vous vous souvenez? Bien évidemment, tout le monde a sa petite idée sur le poison dont il est question dans ma chanson. Moi, en l’écrivant, je me suis demandé ce que ce serait si j’étais mêlée à un tel drame. On peut y lire n’importe quel type de désastre, extérieur mais aussi intérieur. Parfois, il se passe des années avant que, finalement, je saisisse moi-même où je voulais en venir avec certains textes."
Parlons un peu de l’image qui orne l’album. Cette photo est fascinante. La présence de la petite fille étendue sur vos genoux ajoute quelque chose d’énigmatique. Et la pose aussi… Le cliché voudrait que vous déposiez votre main sur sa tête, de façon maternelle, mais vous ne le faites pas.
"Cette photo est une métaphore. Ce que ça dit, c’est: "Me voilà, assise là devant vous, et je ne touche pas l’enfant." Et la voici, elle, cette petite fille adorable. Ce que je vous dis, à vous et à l’auditoire, c’est: pensons à elle, car elle symbolise l’avenir. Que va-t-il lui arriver… Verra-t-elle un jour un arbre? Ça va bien plus loin que ma petite personne; ce que je dis, c’est que ce qui est important, ce n’est pas moi mais elle!"
On ne peut qu’être touché par votre transparence et votre lucidité, par le fait que vous ne cherchiez jamais à vous dérober. Vous avez publié votre autobiographie il y a 10 ans, que vous poursuivez en chansons… Quand on s’investit dans vos textes et qu’on se laisse happer par votre histoire, on en vient à mettre en jeu sa propre vulnérabilité.
"Oui, darling, je sais. Que puis-je répondre à cela sinon que j’ai dû moi-même affronter la mienne…"
Et parlant de votre autobiographie, qu’en est-il du projet de film dont il était question?
"Oh, j’ai absolument tout annulé. Je n’ai jamais compris comment il se fait que quand les gens d’Hollywood achètent les droits d’un livre, d’une autobiographie plus particulièrement, ils ne sont pas obligés de s’en tenir aux faits. Ils peuvent tout maquiller, en réinventer des bouts, j’ai eu une très mauvaise surprise et j’ai immédiatement repris possession de mes droits. Ça va rester avec moi et plus personne n’y touchera. Quand on connaît mon histoire, on peut croire que je me suis déjà assez dégradée comme ça sans devoir en rajouter, non? Eh bien pas assez aux yeux d’Hollywood! Il fallait que ce soit pire, que je sois encore plus un monstre que je ne le suis déjà. Disgusting, c’était complètement dégueulasse, vraiment! Mon manager et moi étions horrifiés. Non, non, non à ça."
Vous êtes si sincère et malgré cela, on fait de vous un mythe, une icône, une figure presque irréelle. Comment composez-vous avec ça?
"Justement, je n’arrive pas à m’y faire! Quand j’ai refusé le scénario d’Hollywood, c’est à ça que je pensais, je me suis dit que ça envenimerait les choses. Ça m’aurait enfermée pour toujours dans le rôle de l’icône junkie. Je préfère que les choses soient connues pour ce qu’elles sont. Je cherche à réduire le fossé entre qui je suis et ce que les gens imaginent."
Même si Before the Poison est sombre et anxiogène, il y a de la lumière dans votre voix.
"Ma voix devient plus légère avec le temps, probablement parce que j’ai un mode de vie plus sain. Mon prochain gros défi sera d’arrêter la cigarette. Je suis prête à tout pour réussir, je suis devenue bien trop vieille pour fumer… Je crois que je devrai passer par l’hypnose."
Marianne Faithfull
Before the Poison
Anti / Epitaph