Amon Tobin : Espion malgré lui
Musique

Amon Tobin : Espion malgré lui

Amon Tobin est allé traîner ses boucles et ses beats dans les couloirs humides du jeu vidéo Splinter Cell 3. De retour, le maître ès bpm raconte cette virée en terrain glauque.

"Quand j’étais adolescent, j’étais un grand fan de jeux vidéo, et même aujourd’hui, lorsque je suis en tournée, sur la route ou dans un autobus, je joue à des jeux comme Halo et Tekken, confesse un Amon Tobin amusé, presque gêné, comme si on venait de découvrir son petit secret. Si j’avais su, ado, que je signerais un jour la bande sonore d’un jeu vidéo, je me serais senti très fier. Le directeur musical d’Ubisoft, Fabien Noël, connaissait ma musique; c’est lui qui m’a approché pour me proposer de composer la trame sonore de Splinter Cell 3 Chaos Theory.

C’était un peu avant Noël, une petite neige poudreuse brouillait le ciel, nous avions Tobin au bout du fil. Pendant ce temps-là, dans les magasins, des colonnes de jeux vidéo trouvaient preneur: les tablettes restaient tièdes. Révolue, l’époque où Mario gobait des étoiles, où de petits dragons bidimensionnels s’envolaient dans des bulles pour on ne sait où, cette époque où Pacman – tout de même un classique – fuyait les fantômes. Oui, il est loin ce temps où l’espace virtuel se résumait en une série de tableaux au bout desquels sommeillent tristement des monstres multicéphales somme toute plus burlesques qu’effrayants, préparant leur assaut sur des musiques mal fagotées, torchées sur des synthétiseurs cheapo, des trames dignes d’un porno de série B.

Depuis sa préhistoire en 2D, c’est un euphémisme de dire que le jeu vidéo a évolué. Qu’une firme comme Ubisoft (deuxième en importance en Amérique du Nord, située au coin de Saint-Laurent et Saint-Viateur) ait approché un artiste de la trempe d’Amon Tobin en est une preuve réjouissante. "Ça ne m’aurait pas intéressé si ça avait été une commande contraignante ou restrictive. On a clarifié ça dès le début. Ils m’ont engagé sur la base de ce qu’ils connaissaient de moi… Il y a peu d’occasions comme ça!" observe le Brit d’origine brésilienne installé à Montréal depuis bientôt deux ans, qui cosignait aussi, dernièrement, la musique de Littoral, le film de Wajdi Mouawad. "Pour moi, travailler sur la b.o. de Splinter Cell, c’était un peu comme composer la trame sonore d’un thriller d’espionnage, sauf que j’étais bien plus libre… Voilà comment j’ai abordé tout ça."

TENSION, ATTENTION

Dès les premières notes de The Lighthouse, la pièce qui ouvre le disque, servie par un jeu de cordes énergique sur une mélodie qui fait immédiatement juter un peu d’adrénaline, l’auditeur est plongé dans un monde lugubre et intrigant. "C’est un jeu d’espionnage à partir des romans de Tom Clancy", précise le poulain glorieux de l’étiquette Ninja Tunes, qui, apprenions-nous la semaine dernière, donnera un spectacle le 26 mars au Corona. Le jeu met en scène Sam Fisher, un anti-héros solitaire et asocial. Une fois dans la peau de Fisher, le joueur doit faire preuve de prudence et de stratégie, rester concentré, apprendre à manier toutes sortes de petits gadgets inimaginables, mais surtout, demeurer calme malgré la tension qui s’installe comme une tumeur indélogeable, comme une contrainte qui fait jubiler.

Or les effets de tension, relâchée puis resserrée autour d’une déflagration de beats, Tobin connaît. "Mais pour cette bande sonore, c’est un processus tout à fait différent… Il fallait installer une tension, quelque chose qui se poursuit avant qu’un événement ne survienne ou que le joueur ne change de plans. Alors la musique doit changer aussi et s’adapter à ce qui se passe dans le jeu. C’est tout de même étrange de composer de la musique à partir d’une commande semblable. Il n’y a pas de structure réelle, c’est un procédé interactif. Mais de mon point de vue, le plus intéressant, c’était d’accompagner les différents niveaux de tension du jeu."

L’auditeur qui n’est pas amateur de jeux vidéo y trouve-t-il son compte? Oui, puisque les éléments qui composent le son de Tobin s’y retrouvent. En réécoutant Supermodified (Ninja Tunes, 2000), on se rend compte qu’une pièce comme Four Ton Mantis portait déjà en elle-même les bases d’un suspense sonore. "Mais c’est important pour moi de préciser dès le départ que Chaos Theory est une bande sonore et non un album, deux choses bien distinctes. C’est tout de même un disque de qualité qu’on peut apprécier, qu’on soit un amateur de Splinter Cell ou non, car ça reste du Amon Tobin. Qu’on ne s’y trompe pas, il y a quelques plages vraiment insolites et déroutantes sur cet album… Ça n’aurait pas été judicieux de ma part d’arriver avec un style complètement différent, j’ai donc livré cette bande sonore dans le style pour lequel je suis connu. Mais je travaille déjà sur du nouveau matériel et je peux vous dire que ce n’est plus dans cette direction que je progresse. Je ne sais pas exactement quand mon prochain disque va paraître, au cours de l’année je l’espère, ou en 2006, mais je peux déjà vous affirmer que ça sonne vraiment différemment de cette b.o."

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Chaos Theory

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