Brigitte Fontaine : La folle de l'île
Musique

Brigitte Fontaine : La folle de l’île

Systématiquement ailleurs, Brigitte Fontaine, mais un ailleurs habitable, comme l’illustrent des pistes en provenance de son île parisienne. Plaisir attendu, enfin publié, quelques mois après la parution de l’album Rue Saint Louis en l’île.

"Nous ne travaillons jamais plus tard que huit heures", m’assurera Brigitte Fontaine à partir de son studio maison de l’île Saint-Louis, où règne une activité certaine. Un appartement situé Rue Saint Louis en l’île, plus exactement, qui est aussi le titre d’un nouvel album enregistré là-bas. Un disque déstabilisant, digne descendant des trois chefs-d’œuvre qui marquèrent le retour en force de cette chanteuse radicale: Genre humain (1995), Les Palaces (1997) et Kekeland (2001).

Pour le bénéfice des récalcitrants, rappelons que la dame fit ses débuts aux côtés de Jacques Higelin à la fin des années 60, avant de convoler avec leur ami commun Areski Belkacem, jusqu’à ce jour son époux, compositeur et musicien. Parmi les grandes réussites de cette collaboration, il y a le dialogue intime L’Incendie, l’incontournable Comme à la radio avec la contribution notoire de l’Art Ensemble of Chicago, la poésie extrême de Brigitte III où Prévert semble rencontrer Artaud, puis l’éclectique Vous et nous en 1977. Après le passage à vide des années 80, l’album Le Nougat (financé par des fans japonais) mit la table pour la véritable renaissance artistique de 1995.

Depuis qu’il a transporté son intégration de la musique arabe et de la chanson française dans un savoureux univers électro-pop acidulé, le tandem Fontaine-Belkacem a produit des dizaines de gemmes, où l’on rencontre notamment Alain Bashung, Sonic Youth, Mathieu Chédid et Archie Shepp. Une constellation unique, où les textes allient l’audace du surréalisme à une rigueur classique. Alternativement palace aristocratique et musée des horreurs, ce répertoire fuit l’étiquette de la chanson pour mieux la renouveler, emmenant Björk et Massive Attack attiser l’héritage de Gainsbourg.

DÉLIER LA FOLIE

Avec Rue Saint Louis en l’île, on croit accéder plus directement que jamais à l’intimité de Brigitte Fontaine. Après la monarchie hallucinée des deux précédents opus, on a droit à une visite d’appartement et de quartier plus réaliste, bien que les invraisemblances précieuses surgissent toujours çà et là.

"Intime, ça ne m’évoque rien, parce que parfois, c’est quand même très bruyant", tranche tout de suite la maîtresse des lieux. "C’est simplement parce que la partition originale d’Astor Piazzolla, découverte chez moi par Moustaki, s’appelait Saint-Louis-en-l’Île. J’ai écrit des paroles dessus et je lui ai laissé le nom de ma rue, c’est normal. Il se trouve, par une réelle magie, que cette musique a été composée dans l’appartement où je vis avec mon époux."

Le souffle étonnamment court et constamment sur la défensive, Brigitte Fontaine n’est pas du genre à s’épancher, on l’aura compris. Il reste que certaines des nouvelles pièces résonnent comme des confidences: portrait aigre-doux d’un quartier infecté par le tourisme dans la pièce-titre, commentaire social très actuel dans Le Voile à l’école (fabuleux duo avec Areski), mais surtout, ce troublant manifeste qu’est Folie, où la chanteuse s’aventure sur un terrain très prosaïque pour fustiger les journalistes et quiconque banaliserait la maladie mentale. À ce "scribouillard qui chie / sa copie", Fontaine tient à rappeler la détresse et l’incommunicabilité qui hantent les fous. "Brigitte est folle, hi hi hi / Que c’est drôle que c’est joli / Dans les plumes de canaris / Les feux follets et les rubis", chante-t-elle sur un ton cynique puis soudainement effrayé, devant ce "soleil de Satan puant / Calcinant la mer et le vent".

Elle-même ne s’est pourtant pas privée d’exprimer ses délires sous toutes leurs coutures, entre l’hilarité et la plus sombre douleur. Un de ses premiers disques ne s’intitule-t-il pas Brigitte Fontaine est folle? "Je n’essaie pas de me distancier de mon image de folle fantaisiste, je le fais, me répond-elle à ce propos. Ce n’est pas moi qui avais décidé d’appeler cet album-là comme ça, évidemment. En effet, à la légère, ils me disent comme cela, et j’ai voulu arrêter ça, dire vraiment, pour une fois où je parle de moi, dire vraiment ce qu’est la folie pour moi et pour beaucoup de personnes qui sont folles. Alors c’est pas de la folie hi hi, la la, tralala, tralalère, hein, voilà, c’est tout ce que je voulais dire. C’est une souffrance terrible. Et puis on passe à autre chose!"

ANATOMIE D’UN ALBUM

Entendu. Abordons donc l’éclectisme de ces 14 chansons, dont la somme est d’un premier abord déconcertante. Après une ouverture façon rock alternatif (Betty Boop en août) habitée par la guitare agile de M, se succèdent la langueur électronique (Sous 200 watts, Fréhel), le tango (Rue Saint-Louis…, avec Gotan Project), le rétro (Veuve Clicquot), ou encore des ballades littéraires telle La Chanson de Simone [de Beauvoir], adaptation d’une lettre d’amour écrite en anglais. Piano, percussions arabisantes, cordes et sons divers se croisent pour notre bon plaisir, dans un paysage discontinu qui rend caduques les comparaisons.

On en déduit tout de même que l’enregistrement n’a pas eu lieu d’un trait. "Par petites bouffées, oui, plusieurs petites périodes, car comme toujours avec les maisons de disques, il y a une foule de retards. Cet album était prêt il y a un an, mais il est quand même nouveau pour moi et je l’aime. Vous, vous l’aimez pas?" finit-elle par s’enquérir en craignant l’enculage de mouches. Mais bien sûr que je l’aime, cet album, bien que l’admirateur en moi ait eu besoin de plusieurs écoutes pour évaluer vraiment ce qu’il entendait. "L’amour est le seul incitateur pour écrire de belles choses", ajoute Fontaine avec ironie.

Ma seule vraie réserve vient de ce qu’on ait tenu à reprendre Le Nougat. Malgré l’apport de Mouss et Hakim (deux ex-Zebda), cette amusante histoire apparaît ici comme un corps étranger, insuffisamment remodelé. Incidemment, la compagnie de disques insiste beaucoup sur ce titre, qu’elle a fait enregistrer à l’extérieur, mais hélas, les connaisseurs sauteront très vite par-dessus ce morceau connu par cœur et écouté mille fois.

Parmi les thèmes qui relient les îlots épars du disque, il y a une haine de la chaleur qui évoque immanquablement la grande canicule de 2003. La vie en août est conspuée au profit de la retraite bretonne, le soleil est maudit en faveur d’une lampe thermique; à l’ode Sous 200 watts, répondra plus loin un fameux Éloge de l’hiver. "Je ne parle pas spécifiquement de la grande canicule, mais je déteste l’été, je suis phobique du soleil, et j’ai peur des orages. Et en plus, j’aime l’hiver. Donc, il faudrait que je retourne au Québec, car… ce n’est pas un pays, c’est l’hiver."

Un passage ici, vraiment? Vingt-cinq ans après l’unique mini-tournée québécoise? La dame promettait déjà cela il y a trois ans. "Eh ben non, parce que je ne peux pas prendre l’avion. L’éloge de l’hiver va donc demeurer platonique, ou bien j’irai à Saint-Pétersbourg." Et le bateau? "Oui, mais le Queen Mary, c’est la prochaine cible de Ben Laden." Tant pis.

NON, CE N’EST PAS UN ENNEMI

Pour terminer, nous abordons cet énigmatique album solo d’Areski, annoncé depuis longtemps et où Brigitte devrait chanter quelques titres. Cette fois, je lui demande à brûle-pourpoint de me passer le musicien de la maison, que j’entends d’ailleurs faire du boucan avec les copains depuis le début de l’entrevue. Sceptique, Fontaine accepte de s’informer, dans un instant qui rappelle la paranoïa feutrée de leur vieux duo Ce n’est pas un ennemi.

– Areski: Qu’est-ce que c’est?

– Brigitte (rassurante): Il te demande. Il t’aime beaucoup, il nous aime beaucoup, il est gentil.

– Areski: Allô oui… Mon disque? Nous l’espérons tous, oui, on a commencé à travailler dessus.

– L’intervieweur: Ce sera enfin la suite d’Un beau matin (1974)! Il y avait quelques pièces franchement bonnes là-dessus, qu’il faudrait bien rééditer.

– Eh bien tant mieux. Mais ce que je fais maintenant n’a plus rien à voir avec ça, heureusement pour moi.

Comment composez-vous, une fois que vous disposez des textes de votre collaboratrice?

– Pas à pas. Je travaille jusqu’au moment où je me dis que… ah voilà, c’est ce que j’entendais.

Et vous déciderez-vous bientôt à retraverser l’Atlantique avec Brigitte?

– Ah ben, je l’espère bien. Il faudrait qu’elle prenne le bateau par contre. Quoique ça va vite maintenant, trois ou quatre jours. Je vais faire ce que je peux.

Mais trêve de vaines attentes. Rue Saint Louis en l’île est là pour être dégusté lentement, et procure un plaisir plus que durable. Beau prétexte pour se replonger dans une discographie hors de l’ordinaire et dont peu d’éléments se sont démodés.