Jim Corcoran : Homme de parole
Jim Corcoran lance Pages blanches, un huitième opus qui consacre une fois de plus l’immense talent d’auteur et de compositeur du Sherbrookois d’origine. Rencontre avec un artiste à la langue déliée.
Lorsqu’il parle, Jim Corcoran vous regarde droit dans les yeux et penche naturellement son corps vers vous, comme s’il désirait vous confier, de sa voix chaude, quelque important secret. À l’écoute des plages de Pages blanches, dont la sortie est prévue pour le 22 février, on le sent tout aussi transparent et généreux, désireux de réduire au minimum la distance entre son être et son public.
Artiste intègre qui pratique son art avec intelligence et sensibilité, Corcoran nous réconcilie avec la lenteur et la valeur du travail bien fait, malgré notre soif de vitesse. Sans qu’on ait à bouger, il nous rejoint. D’abord par cette passion contagieuse de la musique: "Il y a toujours eu en moi une urgence de consommer de la musique. Jeune, des chanteurs et chanteuses m’allumaient, me dérangeaient, m’obligeaient à réfléchir. Devant Janis Joplin, mon cœur d’ado faisait boum! boum! Et j’ai tellement aimé Joni Mitchell, peut-être de façon plus platonique, mais tout aussi totale. Et évidemment Leonard Cohen, que j’admirais de loin, charmeur de têtes et de cœurs."
C’est tout de même par accident que le guitariste autodidacte atterrit dans ce métier. "Je jouais de la guitare depuis longtemps mais jamais je n’avais eu l’idée de faire ça en public. J’étudiais à l’Université Bishop’s et, empruntant une guitare qui traînait, j’ai joué pendant deux heures dans une résidence. Quelqu’un m’a ensuite proposé de me produire en spectacle dans une petite boîte à chanson qui s’appelait le Spectrum! (rires) Je travaillais alors pour la National Wallpaper & Paint pour payer mes études, à poser des tapis, du papier peint et des prélarts, et ce type me propose 25 $ pour jouer de la musique devant public, un jeudi soir! Quel cadeau du ciel!" À cette époque, bien que très académique, n’adressant pas du tout la parole aux gens, Corcoran se fait un nom, donne des spectacles dans des petites salles, aligne les chansons de Cohen et de Dylan, et réussit ainsi à payer ses études sans sniffer de la colle à tapis…
L’ARTISAN DES MOTS ET DE LA MUSIQUE
Ces dimensions d’utile et d’agréable semblent d’ailleurs transcender l’œuvre de l’auteur-compositeur-interprète. Quand on le questionne sur ce qui le pousse à continuer à exercer son métier, il répond que le désir de véhiculer des idées est toujours aussi vif, mais en demeurant ludique. "Sur Si vous prenez mon vin, laissez-moi tacher vos lèvres, je m’amuse, c’est évident, mais je dis aussi aux gens que je vais leur rentrer dedans. Car je sens que j’ai encore des choses à dire. Je n’accepte de lancer un disque que si j’ai la conviction personnelle que j’amène du neuf, dans le propos ou la forme. Avant Pages blanches, par exemple, je n’avais jamais parlé de cette bavure que peut être la rage entre pays, entre religions, entre cultures, entre individus. Vous savez, on dit de moi que je suis "le plus francophile des anglophones"; je le prends, mais de moins en moins. Je veux qu’on regarde ce que j’ai à dire, point à la ligne. Je ne suis pas un francophile quand je parle, mais un être humain. Un texte comme Faute de frappe, un francophile n’aurait pas pu l’écrire. Ça fait tout de même 30 ans que je suis francophone!"
La langue de Jim Corcoran est certes l’une des plus belles qui soient. Du travail d’orfèvrerie: les allitérations et autres jeux langagiers foisonnent (soulignons également une prouesse de Mathieu "M" Chédid sur La Femme du radeau, qui place les notes des gammes ascendante et descendante dans les vers (Tu dors émue, face au soleil / lascive, docile comme toujours / tu dors émue, face au soleil / lascive, docile / la seule femme / du radeau de l’amour), on sent qu’un poète est passé par là et y a pris littéralement son pied… Rien de surprenant quand on sait que Ferré a été l’une de ses plus marquantes influences en chanson francophone.
Ce souci de qualité dans l’écriture et la composition se prolonge également dans toutes les étapes de production. Ainsi, avant de procéder à l’enregistrement à proprement parler de l’album, Corcoran a fait beaucoup de préproduction dans le studio de son guitariste Pierre Côté, à Belœil. "Pour faire un disque comme je l’envisageais, transparent, épuré et éminemment contemporain, je voulais que tous les éléments sonores soient bien répétés. On a ainsi joué les pièces pendant plusieurs semaines… pour pouvoir ensuite les faire de façon spontanée! (rires) Le producteur T-Bone Burnett, qui a entre autres travaillé avec Elvis Costello et Bruce Cockburn, et dont j’admire le travail, a dit en blague qu’il comptait énormément sur la spontanéité dans un studio d’enregistrement, mais que pour avoir cette spontanéité, ça prenait beaucoup de temps! Il faut donc s’imposer une méthode: il faut tout maîtriser intellectuellement, scruter, questionner, pour ainsi pouvoir tout donner en termes d’émotions." Travail sur les ambiances et les accompagnements, recherche d’équipement – moderne et ancien – pour obtenir le son désiré, placement des instruments et des micros dans le studio avec un ingénieur: rien ne fut laissé au hasard ni à l’improvisation.
En six jours, l’enregistrement des pistes de base était terminé. Puis, direction Tennessee, pour enregistrer avec huit membres de l’Orchestre de chambre de Nashville. "Nous étions dans une maison qui appartient au premier violoniste, une sorte d’espace studio créé spécifiquement pour un octuor de cordes. C’était parfait! Et on a fait trois chansons là-bas, en une heure et demie! Ce sont des musiciens ultra-professionnels."
Prochain arrêt: Memphis, pour le mixage. C’est là que Corcoran a enregistré Won’t You Sometimes Think of Me, de Hank Williams. Un unique et surprenant accroc à sa rigueur habituelle: "Je chante cette chanson en cachette pour me bercer moi-même depuis les années 70. Mais pour mon plaisir et pour une collection personnelle d’enregistrements, alors qu’on avait quelques minutes à perdre en studio, j’ai décidé de la faire, une guitare, une voix, one take, first take. On l’a travaillée quelques heures un samedi après-midi et tout le monde a ensuite insisté pour qu’elle soit sur le disque, puisqu’elle me représente vraiment bien, cette chanson. Les gens ne peuvent pas soupçonner que Hank Williams a été tout aussi important dans mon éducation musicale que Cohen, Joni Mitchell et Dylan."
Et, comble d’ironie, le mastering de Pages blanches a été effectué par un ingénieur du nom de… Hank Williams!!! Un autre artisan véritable, qui a beaucoup impressionné Corcoran. "Avant de commencer le travail sur une chanson, il posait plein de questions à Carl Marsh, mon réalisateur: de quoi parle-t-elle? quel son veut-on lui donner? qui suis-je comme artiste et comme homme? comment est le milieu de la musique et de la radio au Québec? etc. C’était absolument fabuleux. Je tiens à travailler avec des gens dont l’engagement dépasse leurs capacités et leur talent professionnels. Des êtres avec cette dimension humaine essentielle pour créer, aller plus loin. J’ai cette exigence qui vient des gens qui m’observent depuis longtemps. Comme je dis toujours, j’ai un public qui a beaucoup de talent!"
Au final, un album émouvant et riche, qui s’écoute en boucle après le coucher du soleil, dans une paire d’écouteurs, les yeux fermés. Un disque qui fait du bien.
Jim Corcoran
Pages blanches
Audiogram