Tori Amos : La fée a soif
Tori Amos est toujours aussi énigmatique et allumée… mais plus lumineuse qu’avant. Elle livre un neuvième album, The Beekeeper, et un bouquin ouvert comme une fenêtre sur son mystère. Tout ceci pose la question d’une possible alchimie entre sexe et spiritualité. Attention, elle est encore en feu.
À une certaine époque, Tori Amos composait une musique tourmentée qu’elle chantait à la manière d’un Trent Reznor féminin, en amazone vissée à son instrument. Sur ses albums, elle posait coincée dans une boîte aux côtés d’un minuscule piano, lilliputienne couchée parmi un cercle d’objets inanimés: ailes d’oiseaux arrachées, branches d’arbres morts, éclats de verre, œufs mouchetés tombés hors du nid, plumes de perdrix, dents de renard, papillons secs, fioles et ampoules souillées. Sur Boys for Pele, assise sur le seuil d’un cabanon glauque, la Tori agrippait virilement un fusil de chasse ou, plus maternante, tuait le temps en donnant le sein à un cochonnet.
TORI PERD LA BOULE
Désormais souriante et lumineuse, Tori pose debout parmi la manne de fruits et de souliers à talons hauts qui pleuvent alentour d’elle dans le livret accompagnant le disque. Devant notre étonnement, elle répond ceci: "Il faut se donner la permission de changer, mon prochain album sera différent de celui-ci, et ainsi de suite."
Sur Little Earthquakes, son premier disque et le plus achevé jusqu’à aujourd’hui, Tori Amos avançait dans un espace hostile malgré la boule de bowling logée dans son estomac et le désert dans sa bouche ("I got a bowling ball in my stomach / Got a desert in my mouth"). Souvenez-vous de Crucify, ce poème aigre-doux et anxiogène qui marquait ses premiers pas sur un exigeant chemin de croix. Eh bien la boule dans le ventre s’est dissoute, ou presque: "J’avais 26 ans, aujourd’hui j’en ai 41. Si cette bowling ball n’était pas disparue, ce serait un peu pathétique, car ça voudrait dire que je n’aurais pas su grandir à travers ma musique… La boule revient parfois, mais je sais désormais la transmuer."
Mais attention, les apparences sont trompeuses, car les jolis fruits gorgés qui abondent tout autour de Tori sont "ceux qu’il faudra croquer pour accéder à la connaissance, quitte à se faire jeter hors du paradis", dixit Myra Ellen de son vrai nom.
TORI CROQUE LE FRUIT
The Beekeeper paraît en même temps qu’un livre qui fera le bonheur des toriphiles, Tori Amos Piece by Piece, une bible signée Ann Powers, critique rock pour le New York Times. Sur ce neuvième disque, la fille de pasteur élève la voix – et quelle voix, reconnaissable dès la première note claire et ronde – pour protester contre le détournement des paroles bibliques: "J’ai été élevée dans une famille très religieuse. Tous les jours, en écoutant les nouvelles, je constate qu’on manipule les paraboles au nom de toutes sortes de fins qui n’ont plus rien à voir avec les idées de liberté et de démocratie. C’est la fille de pasteur en moi qui s’est levée pour dire: "Hé! Attendez une minute!" À partir de cette constatation est née une thématique, des nouvelles chansons ont commencé à venir me visiter, et le noyau de l’album m’est apparu très clairement. Alors je me suis tournée vers la mère de Dieu, qui m’a dit: "Tu n’es pas dans le jardin du péché originel (original sin), tu es dans le jardin de la sensualité originelle (sin-suality). Et pour parvenir à un niveau de conscience plus élevé dans le but d’en faire bénéficier la génération de ta fille, tu dois manger le fruit défendu." Tout le disque tourne autour de l’idée de la réunion des pôles spirituel et sensuel." Wow, mystique!
TORI N’EST PAS UNE SORCIÈRE
On l’aura compris, Tori Amos s’exprime de façon aussi alambiquée qu’à travers ses chansons, dans une langue cryptée, symbolique et intuitive, donnant l’impression d’être à la fois très attentive mais ailleurs. N’est-ce pas justement cette mythologie secrète, intime, cette manière de s’inventer une légende et un univers qui fascinent? Quel rôle y tient l’abeille? "Les abeilles sont sur la planète depuis 44 millions d’années, c’est une des plus vieilles créatures qui vivent encore avec nous aujourd’hui, c’est un symbole d’abondance, et ce disque est précisément l’histoire d’une femme qui trouve l’abondance et la reçoit. L’abeille est aussi un symbole sexuel fort, et ce, même dans les conceptions chrétiennes les plus sombres, du temps où les femmes étaient tuées lorsqu’elles affichaient une certaine puissance sexuelle. Ces femmes, on les nommait sorcières parce qu’elles étaient des créatures passionnées. Toi et moi n’aurions pas fait long feu, nous aurions été tuées… Est-ce que tu réalises qu’aucune femme prophète – et il y en a eu plusieurs – n’a été retenue par l’Histoire?"
En résulte un disque résolument féministe et assumé, dont un des plus beaux moments est Sweet the Sting, une chanson sucrée et lascive, écrite avec une plume trempée de miel: "Il y a une sensualité autour de cette chanson que je trouve délicieuse, une réunion des pôles masculin et féminin, rendue dans ma musique par la rencontre du piano et de l’orgue Hammond B3. Il y est question d’une sexualité qui n’a rien à voir avec la pornographie et les abus, ni non plus avec cette conception puritaine de l’extrême droite voulant qu’elle soit liée à la procréation. J’y explore l’essence de la prostituée sacrée. Pourquoi ne peut-elle pas être mère, épouse, maîtresse et pourvoir aux besoins des siens? Pourquoi faut-il se cantonner dans un seul rôle?"
Les fées ont encore soif. Donnez un verre d’eau (bénite) à Tori.
Tori Amos
The Beekeeper
Sony BMG
Tori Amos et Ann Powers
Tori Amos Piece by Piece
Broadway Books
ooo
UNE FEMME ET SON PIANO
De la côte de Tori Amos naquit un piano. Elle entre en transe dès qu’elle s’en approche, en joue depuis toujours, chevauchant son banc, fiévreuse, ondulante et transportée. Nous avons voulu savoir comment opérait la symbiose avec l’instrument chéri. "Je suis devenue l’extension du piano, et lui, ma propre extension. Il faut être dans des dispositions particulières pour recevoir cette charge, la laisser arriver. Bien des gens ne pourraient pas composer avec ça parce que c’est hors de ton contrôle, ça te possède. Il faut, en quelque sorte, se rendre, s’abandonner."
ooo
LE TEMPS QUI PASSE
Même chevelure safran, même sourire lippu, même bouche en cour pour raconter ses histoires délicates et un peu rudes, même regard éberlué, mais les années ont passé: "Quand j’étais au début de la vingtaine, j’admirais des créatrices comme Georgia O’Keeffe (ndlr: une peintre qui dessinait des fleurs ayant l’apparence de sexes féminins), capable de créer jusqu’à l’âge de 80 ans en continuant à évoluer, sans jamais se complaire dans le rôle de l’ingénue désespérée de ne plus pouvoir redevenir ce qu’elle aurait voulu rester."
ooo
TORI ET SON LIVRE
Pourquoi une Tori-bible à ce moment-ci? "Eh bien… Quand une maison d’édition vous approche et que vous ne faites rien, il se pourrait qu’eux fassent quand même quelque chose sur vous! J’en ai profité pour ouvrir une fenêtre sur ma démarche d’artiste et tant mieux si ça peut en inspirer d’autres dans leur propre pratique. L’idée, c’était d’encourager les forces créatrices."