Doves : Rumeurs sur la ville
Le jour de l’entrevue, c’est la rumeur d’Exeter qu’on entendait en fond sonore au téléphone. Les Doves venaient d’y faire escale pour un spectacle dans le cadre d’une tournée promo qui fait suite à la parution de Some Cities, troisième album du trio se prélassant déjà au top des palmarès du Royaume-Uni. Et ça ne fait que commencer pour les Mancuniens, car si aucune date de concert n’est encore annoncée pour Montréal, Jimi Goodwin et les frères Jez et Andy Williams livrent une suite attendue à The Last Broadcast qui apparaît d’emblée comme la première grande hype brit de 2005.
De l’aveu des Doves, le son de cet album fabriqué dans de petites auberges et maisonnettes anglaises se voulait plus "direct". "À la base, nous avions ce désir de sonner comme un band réuni dans une pièce. On a mis trois ans à le faire… Ça peut sembler long, mais nous sommes partis en tournée durant 13 mois après notre deuxième disque, raconte Jimi Goodwin, frontman des Doves, avec cet accent mancunien syncopé à couper à la chainsaw. On est rentrés en ville au mois d’avril et dès septembre, tout était bouclé. Nous ne nous sommes pas tourné les pouces, nous avons beaucoup pratiqué, pour qu’il n’y ait plus d’erreurs ni de doutes possibles au moment d’enregistrer, de façon à pouvoir être très concentrés. Andy a trouvé cet album plus stressant à faire que les précédents mais moi c’est l’inverse, j’y ai pris beaucoup de plaisir. Sans entrer dans les détails, disons que j’ai vécu toute une suite de tragédies personnelles et je peux affirmer que de me lancer à corps perdu dans le travail m’a aidé à passer au travers."
RÉSEAUX DE SON
Enregistré à Liverpool, Brixton et au Loch Ness avec Ben Hillier, l’homme derrière quelques albums de Blur et d’Elbow, Some Cities est à l’image de sa période de création, c’est-à-dire plein de mouvement et emporté, suffit de tendre l’oreille à l’hymne galopant Walk in Fire, entre autres climax, pour s’en convaincre. "C’est vrai, nous avons souvent changé de place, convient-il. Dès qu’on se sentait devenir nerveux et agités, on allait ailleurs."
Étoiles scintillantes au Royaume-Uni mais stars montantes sur notre portion du globe, les Doves tissent des réseaux de son trop acides pour être folk, trop embrumés pour être pop – quoique -, un son qui peut faire penser à Coldplay mais un Coldplay plus amer que doux, né dans ce terreau encore très fertile sur le plan musical qu’est la ville de Manchester, un rapprochement qui déplaît fortement au chanteur-guitariste tout de même plus tourmenté que Chris Martin: "La comparaison avec Coldplay nous colle à la peau et je ne la saisis pas. Il y a beaucoup de musique émotivement très peu éprouvante qui s’écrit et qui entraîne une sorte de dépendance à une substance somme toute inexistante. Je ne trouve pas que ça donne une bonne idée de ce que nous faisons." Les Mancuniens d’Elbow alors? Ou Radiohead pour sa dimension panoramique et éthérée, les Flaming Lips dans les moments plus prompts et impétueux, Oasis pour le lyrisme gris à l’anglaise? "Nous sommes effectivement très proches d’Elbow, ce sont nos amis et on les connaît bien."
Mais l’influence la plus marquée, pour ne pas dire la muse des Doves, c’est la ville elle-même, cette reine magnétique déjà présente depuis le début mais désormais omnipotente. Qu’elle apparaisse dans les paroles de chansons (Black and White Town raconte ces premiers désirs de ville qui naissent dans le cœur des adolescents vivant en périphérie des grands centres urbains), qu’elle laisse entendre sa rumeur nocturne en ouverture à The Storm ("C’est Liverpool en fait, croquée en pleine nuit, à l’heure où les clubs se vident, on entend les portes claquer et les gens bavarder", précise Goodwin), qu’elle soit dépersonnalisée et plurielle dans le titre donné au disque, ou qu’elle teinte tout ce qui touche au graphisme (voir la pochette de The Last Broadcast), la ville se fait le témoin de toutes les épopées sombres et lumineuses, la ville observe, absorbe et pulvérise les désirs projetés vers son centre, elle tempère et encourage toutes les fébrilités.
Et cette ville, c’est Manchester, siège de moult révolutions musicales majeures.
CITÉ LIBRE
À la base de l’album, un sentiment de perplexité et d’étonnement devant cette ville mère en constante évolution, ses nombreux liftings et mutations infrastructurelles: "Chaque fois qu’on revient d’une tournée, on se dit: "Hé! Où est passé tel édifice? Et tel autre?…" Manchester est une ville ouvrière qui s’est énormément développée économiquement ces dernières années, de très beaux édifices sont démolis au nom du progrès; on en érige d’autres beaucoup plus cheap pour les remplacer. Nous sommes un peu sceptiques devant tous ces changements qui surviennent du jour au lendemain…" N’a-t-on pas transformé feu la Hacienda – le mythique club d’Anthony Wilson qui ouvrit ses portes en 1982, vit naître et mourir Joy Division, jouer Blur, The Happy Mondays, Echo and the Bunnymen et même Madonna – en bureaux et appartements?
"Ce sont nos observations, ce n’est pas non plus un manifeste, il n’y a pas que du mauvais là-dedans. Culturellement, la ville n’a jamais été aussi en santé, les jeunes n’ont jamais arrêté de faire de la musique, le nightlife est toujours aussi électrisant, il y a des expositions, c’est devenu très cosmopolite, de nombreuses formations passionnantes émergent toujours de la scène locale mancunienne; dès qu’on rentre chez nous, on recommence à aller voir des shows, c’est encore un endroit extrêmement stimulant. […] Je vis encore à Manchester, à 4 milles du centre-ville."
Des Buzzcocks jusqu’aux Chemical Brothers, des Bee Gees à Badly Drawn Boy, sans oublier Joy Division, les Stone Roses, The Smiths, The Verve, Autechre, la ville a vu naître et mourir plusieurs générations de groupes et d’artistes qui signèrent, outre des disques incontournables et mythiques, quelques pages déterminantes de l’histoire du rock.
Autant de modèles inspirants qui ont toutefois leur poids: "En grandissant à Manchester, on n’y échappe pas, mais vient un moment où, dans un groupe, on transcende ses influences et on développe un son…" Pour les Doves qui, avant d’apparaître en volatiles pacifiques, répondirent d’abord au nom de Sub Sub, ce moment prit la forme d’un incendie déclaré au beau milieu de la décennie 90, un feu triste qui eut raison de leur studio d’alors, mais qui les vit renaître de leurs cendres sous la forme d’une volée d’oiseaux immaculés et fortifiés.
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