Beck : Un Beck dans le coup
"Soy un perdior, I’m a loser baby, so why don’t you kill me". Voilà dix ans et même plus que l’on chante Loser, cet hymne sur canapé. Voilà dix ans que Beck est arrivé, la guitare sur le dos et une lampe sur la tête. Dix ans plus tard voici Guero.
Enregistré en compagnie des Dust Brothers, qui avaient contribué dans l’ombre à la mise au point du chef-d’œuvre boiteux que fut Odelay, Guero est un disque décoiffé, souriant (quoiqu’un peu neurasthénique parfois – c’est son côté scientologue). Un disque qui rompt surtout avec les voies expérimentales dont Beck avait usé (et peut-être abusé) sur certains de ces précédents albums. Brouilleur de pistes, Guero n’en est pas pour autant un disque de retour aux sources, un brusque coup de volant destiné à remettre Beck sur on ne sait quelle voie. Conçu comme une remise en jambes, Guero est un disque de fête improvisée, qui respire la bonne Californie. Pas celle des retraités, des maisons immenses et des starlettes sans cervelle. Plutôt celle des chili con carne à quelques dollars, des Mama’s and the Papa’s, des voitures qui se conduisent le coude sur la portière, de la surf music. Chemise ouverte, pantalon frottant au sol et cheveux au vent, entrevue précieuse avec un Beck détendu, juste avant que ce dernier ne lance une grande tournée mondiale.
Ton dernier disque, Sea Change, est sorti en 2002. Qu’as-tu fait au juste depuis trois ans? Avais-tu besoin de repos?
"Du repos? Non. Je ne me suis pas tourné les pouces, loin de là. J’ai beaucoup tourné, après Sea Change, puis j’ai énormément écrit. Des choses dont je suis fier, et qui se trouvent sur Guero pour la plupart. Je suis aussi très content de la reprise d’Everybody Got to Learn Sometimes des Korgis que j’ai faite pour le film de Michel Gondry Du soleil plein la tête. Même si je n’ai pas écrit cette chanson moi-même – j’en suis d’ailleurs très jaloux -, j’ai vraiment l’impression d’avoir réussi à me la réapproprier, à en "faire du Beck".
Justement, ton dernier album, Guero, est par moments assez proche d’Odelay, ton disque qui a remporté le plus de succès à ce jour. As-tu délibérément voulu renouer avec ta période la plus faste, "refaire du Beck"?
"Non, l’idée principale, c’était surtout de retrouver l’énergie et la liberté de mes premiers enregistrements, comme Mellow Gold ou One Foot in the Grave. Non pas par mélancolie, mais simplement par hygiène. À l’époque, je bossais seul dans mon studio, et c’est moi qui jouais de tous les instruments; et tout cela a fait beaucoup de bien à ma musique. Je voulais à tout prix renouer avec ce mode de fonctionnement sur Guero, car j’en avais assez de n’être qu’une sorte de responsable des opérations qui dirige tout de loin. Même si j’ai appris beaucoup en fonctionnant de cette façon, j’ai parfois eu le sentiment de m’éloigner de la musique. Donc à l’inverse, j’ai voulu retrouver une texture plus directe et plus simple sur ce disque, dont la majorité des titres est une première prise. Je ne voulais pas avoir recours à trop de machines, ni collaborer avec des producteurs qui travailleraient trop le son du disque. C’est pour cela que j’ai décidé de confier la production aux Dust Brothers. Avec eux, tout va très vite, je n’ai pas besoin d’expliquer les choses, nous sommes habitués à enregistrer ensemble. Travailler avec eux sur ce disque a été un véritable plaisir, ils m’ont aidé à renouer avec une expression plus simple, plus dépouillée."
C’est aussi pour cela que tu as demandé à Jack White, dont on connaît l’écriture très directe, de venir tenir la basse sur Go It Alone?
"Je suis un fan des White Stripes, et maintenant je connais Jack depuis deux ou trois ans, je pense. On a beaucoup de points communs. On aime beaucoup le blues, et on peut passer des heures à parler de Son House qu’il vénère ou de Leadbelly que j’adore. Jack est quelqu’un qui passe beaucoup de temps à écouter des disques ou à composer: je suis exactement pareil. À Los Angeles, où j’habite, j’aime les journées que je peux passer seul chez moi à travailler, sans que personne ne m’appelle ou ne me dérange. Je suis très impressionné par l’indépendance que Jack parvient à conserver avec les White Stripes. Il a réussi à faire en sorte que personne ne vienne piétiner ses plates-bandes: il gère tout ça d’une main de maître, et parvient à laisser sa créativité s’exprimer au maximum. Au final, je n’ai gardé qu’un titre avec Jack sur Guero, mais nous en avons enregistré beaucoup plus, et assez vite. Lors de ces sessions de travail avec lui, j’ai remarqué que nous avions parfois les mêmes réflexes. J’espère que nous aurons l’occasion de retravailler ensemble très vite, et que nous pourrons enregistrer cette fois un disque au complet. C’est ce que nous nous sommes promis avant que Jack ne quitte Los Angeles. Mais je sais déjà à l’avance qu’il va être difficile de coordonner nos emplois du temps. D’autant que Jack, en plus des White Stripes, travaille sur un projet de band avec Brendan Benson. J’ai entendu quelques titres, et c’est un disque qui va faire beaucoup de bruit."
OUTKAST
En dehors de Jack White, quels sont les artistes qui t’impressionnent aujourd’hui?
"L’un des disques qui m’a le plus frappé ces dernières années, c’est Speakerboxx / The Love Below d’Outkast. C’est un disque que j’ai longtemps écouté, qui m’a obsédé. Je l’ai passé en boucle pendant plusieurs semaines pour comprendre comment, chacun de leur côté, ces types avaient pu mettre au point de tels ovnis. Des deux disques, à mon sens, celui d’André 3000 est peut-être le plus bluffant. Hey Ya! est un titre terrible, une merveille. C’est ce type d’énergie que je voulais retrouver sur Guero: un beat simple sur lequel une mélodie peut faire la différence. Pour E-Pro, qui est le premier single extrait de Guero, je me souviens d’avoir demandé aux Dust Brothers de passer la partie de batterie de So What’cha Want des Beastie Boys. Je ne voulais pas d’une batterie que j’aurais imaginée moi-même: je voulais renouer avec les collages que je faisais pour mes premiers disques, comme Stereopathetic Soulmanure, qui était une succession de bruits, de chansons, de dialogues. Cette batterie des Beastie Boys, c’est une batterie très simple et très puissante à la fois, sur laquelle je me suis ensuite appliqué à poser mon riff de guitare, à inventer des choses. On peut donc dire qu’E-Pro doit un peu à Outkast (rires)… Sinon, ces derniers mois, pour finir de répondre à la question, j’ai aussi beaucoup aimé le disque des Français de Phoenix Alphabetical: ils ont un sens de la mélodie vraiment épatant, et leurs concerts sont vraiment impressionnants."
Tes intérête musicaux ont semble-t-il quelques influences…
"Oui j’étais simplement allé voir leur concert de Arcade Fire à Los Angeles, sans me montrer sans rien, et quelque temps plus tard j’ai pu lire dans certains journaux "Arcade Fire ést le groupe préféré de Beck". Toute cette attention me fait peur parfois, même si aujourd’hui on parle moins de moi qu’à l’époque d’Odelay, surtout après la cérémonie des Grammy Awards. Je me souviens qu’à l’époque, il me suffisait de regarder MTV pour voir passer un de mes clips ou m’entendre donner telle ou telle entrevue, répondre à des questions de toutes sortes, du genre: "Quelle est ta couleur préférée, Beck?" (rires) Tout ça m’a fait vraiment peur à un moment donné, et je n’aurais pas pu continuer à vivre comme ça longtemps. Pour Guero, j’ai simplement dû faire face à tous ces sites Web qui, six mois avant la sortie du disque, donnaient des liens vers des chansons encore en cours d’enregistrement. Le plus désolant dans toute cette histoire, pour moi, c’est d’avoir ensuite entendu des chansons qui n’avaient vraiment rien à voir avec les versions finales. J’ai entendu des choses qui n’étaient que des squelettes de morceaux, auxquelles il manquait beaucoup de choses. Et ensuite, des centaines de types donnaient leur avis sur le nouvel album de Beck dans les forums. J’ai été très touché par cela, j’avais vraiment le sentiment qu’on s’attaquait personnellement à moi."
UNE VIE CALME À LOS ANGELES
Tu vis aujourd’hui à Los Angeles dans un environnement assez éloigné de l’agitation du début de ta carrière, pourquoi?
"Tout est beaucoup plus calme pour moi aujourd’hui, c’est vrai. Je vis avec ma copine et je vois mes amis. Le reste, la frime, tout cela m’importe peu. J’ai une vie très simple, et j’essaie de me consacrer le plus possible à la musique. Los Angeles est une ville parfaite pour cela quand on vit loin des paillettes. C’est une ville qui m’apaise et qui me fait du bien, d’autant que j’ai tendance à avoir plus de projets que de temps pour les réaliser. Mon prochain album est déjà quasiment prêt: il sera très différent de Guero. C’est un disque que j’ai voulu beaucoup plus dépouillé encore: ils sera essentiellement acoustique. Une batterie, une guitare, des petits instruments, rien de plus."
Est-il vrai que pour l’une des chansons de Guero, tu es parti puiser ton inspiration dans le bario salvadorien où tu as passé une partie de ton adolescence?
"Après avoir fini l’enregistrement de Qué Onda Guero, la deuxième chanson de l’album, je la trouvais trop lisse, sans personnalité. Comme cette chanson parlait du bario salvadorien où j’ai vécu quand j’étais plus jeune, et où tous les types m’appelaient "guero", j’ai décidé de prendre ma voiture pour aller y passer quelques jours. J’avais le sentiment de rajeunir, de me souvenir du Beck qui se baladait là-bas il y a plus de dix ans, guitare à la main, et que tout le monde charriait gentiment. C’est un quartier où j’ai l’habitude de retourner très souvent. Je ne suis pas du genre à venir en touriste une fois tous les cinq ans pour me souvenir du bon vieux temps. Avec Spike Jonze, qui a filmé la vidéo de Qué Onda Guero, nous avons ensuite passé plusieurs jours dans le quartier, et c’est comme si j’y étais chez moi. Je jouais au football avec les gamins du quartier, je serrais la main de vieux types que je connais depuis longtemps et pour qui je ne suis pas Beck, mais simplement le petit blondinet qui traînait dans le quartier voilà quelques années. Guero est certainement mon disque qui porte le plus l’empreinte de Los Angeles. Et pas seulement du Los Angeles latino d’ailleurs, de l’atmosphère de la ville dans son ensemble: ce bric-à-brac qui part dans tous les sens. Au début de l’album, un titre comme Girl est très californien, et peut faire penser aux Beach Boys. Je suis toujours très influencé par les endroits où je vis, et Guero est un disque angelenos tout simplement parce que j’ai passé beaucoup de temps là-bas quand je le composais."
GUERO, PETITE FÊTE ENTRE AMIS
Sea Change, c’est vrai, était plus européen. As-tu songé à vivre ailleurs qu’aux États-Unis?
"À l’époque de Sea Change, j’avais passé beaucoup de temps en Europe, à écouter des musiciens européens comme Nick Drake ou Serge Gainsbourg. Mais je ne me vois pas vivre là-bas. Guero le prouve, je pense. C’est simplement que j’ai tendance à m’inspirer de ce que je vis. Mellow Gold, One Foot in the Grave et Stereopathetic Soulmanure sont des témoignages d’une fin d’adolescence agitée. (rires) Quand j’ai composé Midnite Vultures, je passais énormément de temps en tournée, où je jouais chaque soir dans des salles aux ambiances dingues, avec des filles qui hurlaient mon nom: le côté show off du disque vient de là, c’est certain."
Certains de tes derniers disques, comme Mutations ou Sea Change, étaient aussi très influencés par la production de Nigel Godrich, un habitué des disques de Radiohead, notamment. Pourquoi n’avoir pas collaboré avec lui sur Guero?
"Pour moi, la collaboration avec Nigel Godrich a été fondamentale et a beaucoup influencé ma musique. Nigel est un ami, et nous collaborerons certainement encore ensemble à l’avenir. Mutations et Sea Change sont pour moi des disques très touffus, très accomplis, dont je suis incroyablement fier. Mais Guero a vraiment été conçu comme une petite fête entre amis, comme un disque tout sauf cérébral. C’est un disque que j’ai pris beaucoup de plaisir à faire, et qui m’a fait comprendre que plus de dix ans après Loser, même si j’ai multiplié les expériences et que j’ai eu la chance de réaliser des choses que je ne m’étais jamais imaginé pouvoir réaliser, je n’avais finalement pas beaucoup changé. Et de ne pas avoir changé, c’est certainement ce qui me fait le plus plaisir aujourd’hui."