Bright Eyes : Liberté inconditionnelle
Musique

Bright Eyes : Liberté inconditionnelle

Bright Eyes passe une deuxième fois par chez nous en moins de six mois pour notre plus grand bonheur. Rencontre avec le petit prodige indie-folk, qui est un secret encore trop bien gardé. Exclusif.

On serait porté à croire que les choses se bousculent pour Conor Oberst, ne serait-ce qu’en se basant sur les récents événements qui marquent son parcours: deux albums lancés simultanément en janvier sur Saddle Creek (l’étiquette qu’il a cofondée) et sa participation à la tournée Vote for Change aux côtés de R.E.M. et de Bruce Springsteen à l’automne dernier, où il se prononçait publiquement contre la réélection de Bush. Au moment de l’entrevue, la tête dirigeante de Bright Eyes, formation indie rock à géométrie variable, se remettait de son passage à Coachella, pour un festival rock exaltant que l’on souhaiterait voir partir en tournée jusqu’à nous, réunissant entre autres les Bauhaus, Nine Inch Nails, Wilco, Bloc Party, M83, The Arcade Fire, The Kills, Buck 65, New Order, les Chemical Brothers, Fiery Furnace, M.I.A. pour ne nommer que ceux-là. Précisons que Bright Eyes était cité parmi les têtes d’affiche.

Mais la vérité, c’est que depuis son premier effort signé Bright Eyes en 1998, Letting Off the Happiness, les choses se bousculent dans la vie de Conor Oberst, aujourd’hui âgé de 24 ans, qui enregistre ses chansons depuis qu’il en a 13. Très vite repéré par la critique qui le baptise "the indie Bob Dylan", porté aux nues par l’influent magazine Rolling Stones il y a quelques années, qui le présentait non seulement parmi les merveilles indie rock à surveiller mais le glissait au top de sa liste, très vite il récolte un grand succès d’estime et beaucoup d’attention, devient le chouchou de mélomanes avertis.

"Oui, c’était un peu étrange tout ça. La plupart du temps les artistes disposent de quelques années pour peaufiner leur art avant que les gens se mettent à s’intéresser à ce qu’ils font. Ça s’est passé autrement pour moi; il y a du bon et du mauvais là-dedans… Je souhaiterais que quelques-unes de mes chansons n’aient jamais été entendues par quiconque. Mais en même temps, c’est ce qui fait que je suis devenu ce que je suis. J’ai toujours bien composé avec la critique, ça n’a jamais été un problème pour moi."

COUPS DOUBLES

Deux albums en janvier donc, mais aussi deux arrêts par chez nous en moins de six mois; les fans montréalais de Bright Eyes sont comblés. "Nous aimons vraiment jouer à Montréal, chaque fois qu’on part en tournée sur la côte Est, on essaie de passer par chez vous. Cette fois nous jouerons davantage les chansons de Digital Ash in a Digital Urn. Et le band est différent; il y aura du violoncelle et du violon, des claviers. C’est The Faint qui ouvre pour nous – on a déjà eu un groupe ensemble quand on était plus jeunes – et d’ailleurs, la moitié du band jouera avec moi, ce qui est cool, de même que mon ami Nick (Zinner), des Yeah Yeah Yeahs", qu’on entend aussi à quelques reprises sur l’album, à la guitare et au clavier.

Bright Eyes en aura surpris plus d’un avec Digital Ash, un disque un peu acide affichant un nette préoccupation pour le temps qui passe et fuit devant soi (Time Code, Arc of Time), mais surtout en raison des quelques touches électronifiées plutôt inattendues et de cette grande attention accordée aux rythmes: "Je trouvais que c’était un aspect qui, jusqu’ici, avait pu faire défaut à Bright Eyes… Je voulais un album sur lequel on remarquerait d’abord les beats, avant les paroles et les mélodies, c’est ce que j’avais en tête. Sur la plupart des pièces, on entend un vrai batteur, mais après ce premier enregistrement, on a ajouté des effets."

Impossible, pourtant, d’ignorer les mélodies, les textes et l’interprétation sentie d’Oberst, cette voix chargée, locomotive de mille sentiments, ébréchée là où il faut. Take it Easy (Love Nothing), un des moments forts de l’album, nous montre Conor Oberst en pleine possession d’un art qu’il maîtrise, manifestement, celui du songwriting. Il faut voir comment il boucle cette histoire qui met en scène un gars et une fille, deux amis, qui finissent par faire l’amour, ce qui les laisse tous deux un peu perplexes, amers… "But if you stay too long inside my memory, I will trap you in a song, tied to a melody and I will keep you there so you can’t bother me". La menace, apparemment, a été mise à exécution.

L’ART DE LA PAROLE

"Pour moi, écrire des chansons, c’est une façon de clarifier ma pensée, de faire le ménage dans ma tête. Quand je me sens très affecté par quelque chose, que ça reste accroché à ma mémoire, que j’y reviens sans cesse, j’écris et ça finit par avoir du sens, à mes yeux", révèle le chanteur originaire du Nebraska.

"J’écris à partir de perspectives variées, et pour tout dire j’écris souvent en m’inspirant de ce qui m’arrive ou de ce qui arrive à mes amis. Je pense que pour écrire de belles chansons, il faut s’investir dans ce qu’on raconte, être concerné par les gens dont on parle – ce qui est plus facile à faire quand on chante à partir d’événements qui nous ont ébranlé. J’ai voulu mes nouvelles chansons plus universelles, c’était important pour moi que les gens puissent s’y retrouver. Quand j’étais plus jeune, ça me préoccupait moins, mais maintenant je fais attention à ce qu’elles soient ouvertes et qu’elles puissent être interprétées de multiples façons, je suis plus sensible à leur réception."

Oberst parle comme un romancier et là ne s’arrête pas la comparaison, car ses compositions, écrites comme des petits contes, de délicates saynètes, sont marquées par une forte empreinte narrative, comme s’il nous racontait une histoire; c’est d’ailleurs ce qu’il fait en ouverture à I’m Wide Awake… En introduction à la première chanson, on l’entend boire un peu d’eau comme s’il était assis là devant nous et raconter cette histoire troublante d’une femme, dans un avion, occupée à essayer de créer un contact avec son voisin, qui s’en fout pas mal, jusqu’à ce que l’avion se mette à débouler dans les airs, passant soudainement du banal au tragique… "Tout ça se fait dans un esprit folk, donc très marqué par la tradition orale. J’ai déjà essayé d’écrire des nouvelles, mais ça ne me m’allait pas… Avec les chansons, on peut se rabattre sur les mélodies et selon l’expression avec laquelle on chante, on peut transformer complètement la signification du texte…"

Autre petit moment de grâce et de pur bonheur: la très dépouillée Lua, sur I’m Wide Awake…, qui en avait jeté plus d’un sur le cul lors du dernier passage de Bright Eyes au Spectrum, le genre de chanson qu’on peut faire jouer à trois heures du matin au retour d’une soirée pour calmer les sentiments aigres et autres impressions de vide qui ne se manifestent qu’à cette heure-là, précisément parce que Lua est suspendue elle-même entre le jour et la nuit, révélatrice d’un des traits majeurs de la sensibilité de Bright Eyes: ce mélange entre une fragilité toute contenue et un côté plus sombre, voire décapant, qui arrache tout sur son passage, et dont la puissance passe aussi dans la voix. "We might die from medication but we sure kill all the pain", fredonne-t-il, et personne n’oserait en douter, car cette voix a le pouvoir d’assassiner la douleur en la canalisant. Et si ailleurs Conor Oberst chante qu’avec la voix de quelqu’un d’autre il aurait peut-être pu devenir célèbre (sur Road to Joy), mais que la fissure a toujours mieux sonné à ses oreilles – et aux nôtres -, on est d’avis, à l’instar de Leonard Cohen, que c’est par les lézardes que la lumière réussit à percer.

LUMIÈRE DIURNE

De la lumière, il y en a pas mal sur I’m Wide Awake it’s Morning: celle du jour. Que cache cette affirmation si saillante? "Ça signifie que la nuit a été longue… et que maintenant le matin est arrivé. Ce n’est pas nécessairement débordant d’espoir, ça ne dit pas non plus "Here comes the Sun", c’est plutôt un cri de ralliement qui dirait: "Le jour qui naît sera chargé, il faut être paré à toutes les éventualités, tout va se dérouler très vite, soyez prêt à accueillir ce que ce jour amène avec lui"."

Sur cet album beaucoup plus country-folk que Digital Ash, la lumière vient aussi avec certains "détails" comme la présence humble mais assurée d’Emmylou Harris. Décidément, Oberst sait s’entourer lorsque vient le temps de marier sa voix à une autre, féminine, comme sur la nostalgique et inoubliable Nothing gets crossed Out, qui figure sur cette perle brute qu’est l’album Lifted or the Story is in the Soil, Keep your Ear to the Ground, paru en 2002. "C’est vrai que j’ai eu la chance de chanter avec plein de chanteuses exceptionnelles. Cette fois, j’avais presque bouclé l’album et je me suis mis à avoir envie d’harmonies plus typiquement associées à des chansons country. À la question: "Si tu pouvais chanter avec la personne de ton choix, qui inviterais-tu?", pour moi, c’était Emmylou Harris, sans aucune hésitation. Alors je me suis dit que j’allais essayer, pour voir, et elle a accepté. On s’est alors envolés pour Nashville et on l’a enregistrée, c’était vraiment fantastique, elle était super-charmante."

Et de la lumière, il en vient aussi de l’intérieur, de cette grande indépendance d’esprit si chère à Conor Oberst, qui fait de lui un incorruptible, fidèle à sa maison de disque au moment où bien d’autres se seraient laissé avaler par une major. Liberté, aussi de s’embarquer sur la tournée Vote for change avec les héros de son enfance pour défendre sur la place publique ses convictions politiques. "C’est sûr que ça m’a beaucoup contrarié que Bush soit réélu. Mais c’est important aujourd’hui de se rappeler qu’il y a quand même la moitié du pays qui s’oppose à ses idées, même si malheureusement cette moitié est apparemment moins bien organisée que l’autre…"

Le 19 mai avec The Faint
Au Métropolis

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