White Stripes : Bandes encore
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White Stripes : Bandes encore

Retour réussi des White Stripes après le chef-d’œuvre Elephant. En tournée en Amérique du Sud, le duo a joué pour la première fois les morceaux du nouvel album Get Behind Me Satan, où l’on trouve plus de piano que de guitare. Notre collaborateur les a suivis jusqu’au Mexique.

"Les White Stripes, à quelques exceptions près, ne donneront des shows que dans des pays où ils ne se sont jamais produits", martèle le management du groupe. Mexique, Brésil, Panama, Chili, Colombie, Argentine. Puis Pologne, Hongrie, République tchèque, Russie. Voilà, à l’exception d’une petite date à Atlanta, et d’une apparition à la grand-messe anglaise de Glastonbury, les seuls endroits où l’on pourra découvrir sur scène et dans les semaines qui viennent le nouvel album de Jack et Meg White, Get Behind Me Satan. D’ordinaire, un programme comme celui-ci est réservé aux groupes en fin de vie ou bien tout juste reformés qui, pour de sombres questions d’impôts ou autres pensions alimentaires, partent détrousser les fans benêts dans des pays émergents encore vierges de leur apparition. Pourtant, que l’on sache, les White Stripes ne sont ni Oasis, ni Scorpion, ni Status Quo: bien au contraire, ils sont aujourd’hui l’un des groupes les plus populaires au monde, et Renée Zellweger, l’ex de Jack White, s’en sort très bien pour les factures avec les cachets faramineux que lui ramènent ses navets pour trentenaires. C’est donc un choix de tournée assez étrange, mais qui, au final, semble plutôt révélateur de l’envie permanente du duo de Detroit de ne pas s’enferrer dans une routine rock qui a, on le sait, laissé plus d’un band sur le carreau. Au Mexique, en mai dernier, où le groupe laissait entendre pour la première fois les chansons de Get Behind Me Satan, successeur culotté du déjà classique Elephant, c’est cette énergie incroyable et ce fameux goût du contre-pied que Jack et Meg White ont souhaité avant tout porter en avant. La rumeur les avait pourtant précédés: presque plus de gros riffs de guitare chez les White Stripes, mais un piano désormais placé au centre de leur univers tricolore (rouge, noir, blanc), voilà ce que l’on avait pu lire dans tous les previews indiscrètes de l’album.

PREMIERS CONCERTS AU MEXIQUE

À Mexico, au Palacio de los Deportes, sorte de Centre Bell où étaient venus s’entasser plus de 7500 fans, les curieux locaux aux cheveux longs sont venus vérifier l’information. Et la réponse arrive très vite: d’ordinaire assez raisonnable, le volume d’instruments a bel et bien doublé. Lorsque les sbires du groupe, vêtus aux couleurs officielles, viennent enlever les draps blancs mis en guise de protection, on découvre d’ailleurs plus que le piano tant attendu: un marimba aussi, de très petites percussions rangées les unes à côté des autres, une mandoline qui trône sur un petit socle tricolore, une guitare acoustique, un triangle (normal pour un groupe obsédé par le chiffre trois). Derrière cet arsenal inhabituel pour le groupe dont on dit qu’il est celui qui voyage le plus léger (en camionnette, disent même les mauvaises langues), un immense rideau inhabituellement exotique, où une grosse pomme blanche trône au milieu des palmiers noirs et de la mer rouge. Et lorsque la salle tombe dans la pénombre, que le décor décrit ci-dessus s’allume, et que Jack et Meg White débarquent à pas de loup, c’est toute la salle qui retient son souffle. Alors? Alors c’est d’abord une guitare qu’attrape Jack White, qui d’une voix chevrotante se met à bombarder les paroles de Blue Orchid, premier single extrait du nouvel album. Le contre-pied sera pour plus tard; c’est avec du White Stripes classique que le concert s’ouvre et se poursuit pendant de longues minutes: Dead Leaves the Dirty Ground, puis Fell in Love With a Girl, puis Black Maths. Ceux qui attendaient de la chanson de saloon doivent prendre leur mal en patience: c’est sous un déluge de guitares, précis et cinglant, que les White Stripes font d’abord leurs premiers pas au Mexique. Jack White, vêtu de noir, triture ses cordes comme un forcené, et Meg White, magnifiquement cambrée, matraque ses fûts, pour le plus grand bonheur des jeunes fans mexicains, dont beaucoup ont revêtu les trois couleurs du groupe.

PLUS DE PIANO, PLUS D’EXPÉRIMENTATION

Mais voilà qu’après cette introduction sonique, Jack prend la direction du piano pour lancer l’un des plus impressionnants morceaux de Get Behind Me Satan, My Doorbell, exquise et entêtante ritournelle où piano et batterie s’entremêlent quelque part dans les sixties pour se réincarner avec une incroyable modernité. Les jambes écartées, les fesses en arrière et le dos droit, Jack White maltraite son piano, s’imagine en Jerry Lee Lewis des années 2000, crachant les paroles du morceau avec une voix nasillarde et puissante. Le Palacio de los Deportes, d’abord un peu réticent à l’idée de consentir qu’il existe désormais des morceaux du duo joués sans guitare électrique aucune (les fans les plus absolus remarqueront qu’il y en avait déjà un ou deux sur Elephant), finit par céder au charme, par se livrer complètement à ses White Stripes cinquième époque. Conquis, le public s’aventure même avec le groupe dans le très étrange The Nurse, titre complexe, presque expérimental, dont Jack White élabore la mélodie au marimba, et que Meg White déconstruit au fur et à mesure, de toutes ses forces, en fracassant ses fûts avec le tonus d’un bûcheron et le sourire d’une enfant. Là où des tas de groupes se seraient contentés d’exploiter le fonds de commerce (rassurez-vous tout de même, on entendra le syndical Seven Nation Army), les White Stripes livrent à Mexico un concert étonnant de culot pour un groupe qui possède aujourd’hui cette envergure.

COMPLICITÉ INTACTE

Déchaîné, plus complice que jamais et heureux d’être sur scène (les clins d’œil et les petits signes fusent), le groupe joue plus de la moitié de son nouvel album, devant un public encore vierge mais déjà conquis. Que ce soit Little Ghost et sa mélodie western, The Denial Twist au swing baroque, le très stonien et introverti As Ugly As I Seem, ou encore le fantasque et bouleversant I’m Lonely (But I Ain’t That Lonely Yet), entièrement joué au piano par Jack et pour lequel Meg est laissée au repos mais vient sagement s’asseoir à proximité de l’instrument de son alter ego, tous les morceaux de Get Behind Me Satan joués ce soir-là à Mexico confirment ensemble l’équation: les White Stripes moins la guitare sont capables d’être beaucoup plus rock que bien des groupes. À bien y réfléchir, les White Stripes ont réussi en 2005 le tour de force accompli par Radiohead après son chef-d’œuvre OK Computer: se réinventer sans se renier, quitter le chemin tout tracé pour explorer des voies inédites. Bref, tirer par le haut, toujours. Ne jamais se contenter des lauriers. Au Panama, quelques jours après les premiers shows donnés au Mexique, les musiciens de Detroit se présenteront devant un public impassible les accueillant sans aucun applaudissement, ne connaissant visiblement pas un traître morceau du répertoire du groupe. Jack White confiera son excitation de jouer devant ce public totalement vierge, qui finira par acclamer le show pour les meilleures raisons: la qualité du concert et des titres joués. On savait les White Stripes radicaux, on les découvre, au sein de toutes les contraintes qu’ils se sont imposées, en réformateurs invisibles et passionnants, en transformistes radieux, à l’heure où sort un cinquième synonyme pour la majorité des groupes de confort.

SONGWRITING D’EXCEPTION

Ce qui frappe surtout, lorsque l’on découvre Get Behind Me Satan – que ce soit sur scène ou sur disque -, c’est l’excellence du songwriting de Jack White, ce jeune démiurge de Detroit qui aujourd’hui n’hésite plus à écrire dans la catégorie poids lourds d’hier avec une rare finesse d’aujourd’hui. À l’écoute de ce cinquième album des White Stripes, on s’imagine que Jacko parvient à être par endroits le jeune frère de Lou Reed, le cousin pas si éloigné que ça du duo Keith Richards / Mick Jagger, une sorte de Bowie d’aujourd’hui, voire un John Lennon définitivement débarrassé de son boulet McCartney. Les comparaisons sont lourdes, mais elles sont pourtant nécessaires. Avec Beck et Björk, Jack fait désormais partie d’une sorte de trinité qui nous aura offert le meilleur tout au long de ces dix dernières, en quittant avec soin la lisière de l’underground pour affirmer que la très bonne musique peut aussi être écoutée par le plus grand nombre. Get Behind Me Satan, disque à la fois très complexe et très accessible, référencé et décomplexé, s’écoutera dans les soirées où il faut être comme dans les barbecues. Car tel est le souhait de Jack White. Avant de partir rejoindre son ami Brendan Benson, avec qui il a formé un groupe encore sans nom, mais que l’on présente comme "la réponse de Detroit au Nevermind de Nirvana" (le disque pourrait sortir à la fin de l’année), Jack White voulait s’offrir une nouvelle équipée joyeuse avec la délicieuse Meg. Car les White Stripes, on ne cessera de le répéter, c’est aussi et surtout un acte d’amour. Le groupe formé par un génie de la musique, pour pouvoir jouer aux côtés d’une jeune fille jolie mais un peu boulotte, qui tape parfois à côté de ses fûts. On le sait depuis longtemps, mais Get Behind Me Satan vient nous le rappeler: l’amour fait des merveilles.