Marc Déry : En pleine face
Musique

Marc Déry : En pleine face

Marc Déry, trois ans après l’éclatant À l’avenir, revient sur la pointe des pieds avec le doux-amer À la figure, un disque argenté qui traite de rupture et de paternité, avec une simplicité volontaire, proche de la sérénité. Un style rare et un artiste précieux.

Le poète Bernard Dimey disait qu’il faut aimer le mal que nous font les chansons, et cette affirmation simple et juste sied bien à Marc Déry, un homme qui chante sans fioritures les sentiments complexes, parfois douloureux, qui nous habitent. Car si l’artiste sait affoler les ondes radio avec des tubes entraînants et bien ficelés (Ostie qu’y s’lève tard hier, 20 $ aujourd’hui), il demeure un des maîtres modernes des ballades déchirantes et planantes, des hymnes urbains et pudiques, dont Dumas est peut-être le plus digne héritier. En 1999, avec son premier opus solo, Déry a été le premier dans ce créneau québécois d’électro-pop, un rôle de père fondateur que, trop modeste, il refuse d’endosser: "J’ai essayé d’abandonner le côté techno-bidouillage, que j’avais fait en masse, et que beaucoup ont fait depuis. Mais moi, je ne me rappelle pas m’être inspiré d’un artiste d’ici pour avoir ce son-là. J’ai trippé à l’époque sur Portishead, ça m’avait ben gros allumé, mais je voulais que ce soit plus minimal. Je voulais un truc folk-trippy. Je n’irais pas jusqu’à dire que les autres se sont inspirés de moi, que j’étais là avant, mais c’était un courant, peut-être que les gens étaient rendus là dans leur tête."

Au moment de ce premier essai simplement titré Marc Déry, le chanteur doit se démarquer de Zébulon, le groupe avec qui il sévissait depuis plusieurs années et que le public chérissait: "Il n’y a pas de formule, mais sur ce disque, l’intro instrumentale, c’était pour rincer les oreilles, déstabiliser les gens du son de Zébulon. Puis, avec la chanson Libre, établir le nouveau personnage solo, cette sensibilité. Contrairement aux shows, tu dois jeter sur le cul les auditeurs dès le départ, pas attendre à la fin." Et franchement, ça marche. L’auditeur se prend Libre en pleine face, avec une certaine jubilation mêlée de stupeur devant la tenue de ce nouveau compositeur. S’il fait désormais cavalier seul, la rupture n’est pas nette et Déry s’entoure malgré tout de l’ex-Zébulon Alain Quirion: "J’ai continué l’album avec Alain, mais pour moi c’était encore une vie de band, comme avec Zébulon; Alain et moi, nous écrivions beaucoup de chansons ensemble, puis il y avait toutes les collaborations, d’autres combinaisons. Cet album-là était une peine d’amour avec Zébulon, ça c’est sûr, ça me touchait. Mais je savais que je pouvais le faire, ça m’excitait. Comme quand tu sors avec une fille que tu aimes beaucoup, mais que tu sens qu’elle se détache de toi, qu’elle veut s’en aller, mon réflexe, c’est que je commence à penser combien ça peut être trippant de vivre d’autres affaires, au lieu de rester accroché. C’est un réflexe qui me protège."

ROMANTIQUE MAIS RÉALISTE

Second Déry solo, en 2002, À l’avenir. Cette fois-ci, la claque en pleine face frappe encore plus fort. Une collection à peu près impeccable d’immenses chansons (Depuis, Ça fait longtemps, Trois Minutes, Ctrl-Z, Ostie qu’y s’lève tard). On pourrait les nommer toutes, génialement bidouillées, enrichies d’un mixage dément des Carl Bastien et Louis Legault. À la base du succès de Déry, il y a de bonnes chansons, qu’on peut se chanter seul à la guitare, mais sur disque elles prennent vraiment une autre ampleur: "J’invite des chums musiciens de talent, de bons improvisateurs, on trippe ensemble, on enregistre des trucs. Pour faire mes arrangements, je choisis des bouts de ce qu’ils ont fait, mais c’est leur contribution, leurs émotions, leur personnalité qui parlent à travers leurs instruments. On fait ça en gang, mais c’est moi qui ai le dernier mot. Pour À l’avenir, Bastien a créé les échos, le bidouillage. Ça fait partie de l’arrangement. Comme le piano métaphysique de Trois Minutes." Déry, Bastien et amis créent ensemble, soudés, un classique de la musique québécoise des années 2000, emblématique de notre époque. Un temps où les grands artistes sincères n’hésitent plus à vendre leurs œuvres aux publicitaires, comme Déry l’a fait avec sa chanson À l’avenir pour une pub de Postes Canada: "Je trouvais qu’il y avait quelque chose de romantique dans la poste, je n’aurais pas accepté pour n’importe quoi. Mais tu vois, ma toune a remonté dans les palmarès après la pub. Ce qui était important, à part combien ça payait, c’était les images que ça véhiculait: que la poste n’est pas dépassée, que c’est intéressant, le côté physique du papier qui arrive. Je pouvais donc endosser facilement ce concept. Et puis ça rappelle aux gens que l’album existe, comme un mémo."

Bien de son temps, Déry: romantique, rêveur, mais réaliste. Il se donne la possibilité financière de créer en toute liberté; il s’est même acheté un studio à Montréal. Nouveau papa, le chanteur voit maintenant plus large, sortant de son nombril artistique, et nous offre À la figure. On y voit sur la pochette son visage mal rasé, un peu flou, qu’on jurerait malheureux si ce n’était des yeux qui pétillent. Sobriété de la pochette qui contraste avec les hautes couleurs des deux précédents. Triste paternité? "Ça n’aurait pas dépeint l’album si on avait choisi une photo belle et assez claire; c’est trop gentil. Le disque traite de la joie et de la peur de la paternité. Avant d’avoir un enfant, j’avais moins peur de la vie parce que ça ne concernait que moi, je n’avais pas peur de mourir. Mais maintenant, je me sens lié à cette petite personne-là, c’est le côté sombre de l’histoire par rapport à l’aspect d’émerveillement, plus lumineux… Mais la couleur argent que l’on voulait à la pochette, ça peut aussi t’aveugler."

CHANSONS-TABLEAUX

Avec À la figure, Déry émerge d’un an de laboratoire: "L’album, c’est toute une aventure, c’est un ostie de voyage pareil, comme couver un œuf pendant un bout de temps; tu t’enfermes, c’est douloureux, tu essaies d’aller vers l’intérieur pour en sortir quelque chose, comme une recherche d’or, tu gosses, tu pioches." Pendant sa descente dans la mine, le chanteur a écouté beaucoup de musique classique, délaissant toute l’actualité musicale québécoise. Il souhaitait quitter l’électro-pop, les petits bruits remplacés par des cordes: "Pour le nouvel album, je voulais quelque chose d’assez classique comme formation: piano-batterie-basse-guitares-violons, mais avec la même approche débridée. Un truc frais et que j’espère nouveau, qu’on n’a pas entendu depuis un boutte. J’ai joué du piano à queue, mais de manière impressionniste, j’ai collé les violons. J’ai d’ailleurs commencé cet album-là avec des collages symphoniques." Chez lui vient d’abord la toile musicale, ensuite les mots, souvent puisés à même le quotidien. Il apprécie les choses concrètes et parle dans deux nouvelles chansons du partage des biens après une rupture, dont les CD et cassettes vidéo: "J’aime les tableaux. Garrocher une scène comme ça et que ça prenne vie. Quand je parle du partage des cassettes vidéo, on voit le gars, le tableau se crée. C’est beaucoup plus riche que ce que je dis en mots. Je veux "pitcher" une couple de mots pour forger un univers, et qu’il y ait de la place pour extrapoler. La musique, c’est elle qui inspire ces tableaux-là, le lien qui est là avant. Je mets la couche de fond et je commence à voir de quoi ça parle. Je me laisse toucher par la musique, puis j’entends une histoire, et je l’écris. Pour faire ça, que ce soit riche, j’essaie de me mettre un son qui me déstabilise, que je n’ai pas entendu souvent." Album de la maturité, À la figure possède de riches couleurs qui demandent plusieurs écoutes avant de se dévoiler, mais avec Déry, le temps, on le prend.

Marc Déry
À la figure
(Audiogram)